vendredi 2 novembre 2018

La Fondation René Guénon


La Fondation René Guénon…



En 2021, l’œuvre de René Guénon basculera en France dans le domaine public.

Devant cette échéance, une curieuse « Fondation » vient de se déclarer et a entrepris un travail d’édition assez particulier.

Le premier ouvrage à avoir subi ce nouveau traitement est Le règne de la quantité et les signes des temps.

On peut ainsi lire le texte d’une « Annonce » qui figure en ouverture de cette réédition déclarée comme édition définitive établie sous l’égide de la Fondation René Guénon. En voici un extrait:

 « Cette Fondation, dont le siège se tiendra au Caire en la demeure même qui fut celle de René Guénon, a pour objet de rassembler sous son égide l’ensemble des ouvrages et documents constituant l’œuvre intellectuelle de René Guénon, afin d’en assurer la diffusion — éditoriale et autre — dans les meilleures conditions. »

On y trouve également ces deux déclarations problématiques :

 « La Fondation déclare expressément n’être liée à aucune religion particulière, ni à aucun mouvement, école, groupe ou parti, quels qu’ils soient. »

 « Elle affirme n’avoir pas davantage pour but ni pour mission de s’impliquer, à quelque titre ou degré que ce soit, dans le domaine des prolongements contemporains — d’ordre intellectuel ou autre — de l’œuvre de René Guénon. »

René Guénon sous le pseudonyme de Palingénius avait notamment écrit : « Étymologiquement, le mot Religion, dérivant de religare, relier, implique une idée de lien, et, par suite, d’union. »

La Fondation René Guénon n’étant liée à aucune religion n'est donc pas liée à "ce qui relie". Constituée nécessairement d'un groupe d’individus, ceux-ci n'ont donc aucun lien d'aucune nature entre eux, même pas celui du souci de respecter l'œuvre de René Guénon. Cette fondation est donc un chaos volontaire. L’œuvre de René Guénon est fondamentalement traditionnelle. Cette Fondation est donc fondamentalement laïque au sens moderne.

Elle déclare ne pas s’impliquer dans des prolongements contemporains de l’œuvre. Mais chaque réédition comporte une annexe. Une annexe est ce que l’on rattache à la partie principale. Ne doit-on pas la considérer comme un prolongement de cette partie principale. Et donc bien comme un prolongement contemporain puisqu’elle n’existait pas dans les publications par le passé. On doit donc en déduire que les annexes qui figurent et figureront en fin d’ouvrage ne sont pas publiées sous l’égide de la Fondation. On en prend acte !

Un second ouvrage a suivi, une réédition de l’Esotérisme de Dante avec une « Annonce » sensiblement comparable (un paragraphe concernant les Editions Traditionnelles a été supprimé) et une annexe dans le même style.

A notre grande surprise, l’un de nos dossiers sur l’œuvre de René Guénon est cité, mais singulièrement sans en donner le titre (une coquille ? Sans doute). Il s’agit de notre livre René Guénon et le Roi du Monde. Nous devons préciser que nous n’avons rien à voir ni de près ni de loin avec cette « Fondation », même si nous avons le plus profond respect pour la famille de René Guénon et pour les ayants droit.

Cette annexe comme sa précédente adopte un style qui se veut très érudit. Pratiquement 14 pages de blabla pour cette dernière annexe. En voici un premier extrait :

 « C’est en italien qu’il [René Guénon] avait lu la Divine Comédie, tout comme le De Monarchia et la Vita Nova ; il confirma le fait à un correspondant brésilien, Fernando Galvao (lettre du 16 octobre 1929), tout en reconnaissant la qualité des traductions d’Artaud de Montor ou du père J. Berthier. »

Si l’on se réfère à la copie tapuscrite fragmentaire de cette lettre à F. Galvao (donc sous toutes les réserves possibles…), on peut y lire que René Guénon indique : «… car je dois vous avouer que je ne connais aucune des traductions françaises de Dante, n’ayant jamais lu que le texte italien. » Un peu plus loin, il précise : « il paraît que celle d’Artaud Montor est assez bonne…. On m’a dit beaucoup de bien de celle du père Berthier… »

Le grand érudit (était-il seul ?) qui a écrit cette annexe ne semble pas savoir que le De Monarchia a été composé par Dante en latin et donc que René Guénon qui ne cite d’ailleurs pas le titre des œuvres a lu en italien l’œuvre italienne et en latin l’œuvre latine. Et l’on remarque aussi que René Guénon ne reconnaît nullement la qualité des deux traductions mentionnées… Il paraît… On m’a dit… Voilà un exemple parmi d’autres des manipulations que l’on peut faire avec de soi-disant recours à la correspondance. Pour quelque chose de tout à fait anodin et marginal, la déformation est déjà abyssale, alors pour des sujets plus complexes on n’ose pas imaginer ce qu’il peut être fait ou ce qu’il pourra être fait avec cette correspondance.

Un peu plus loin, notre érudit contredit de façon péremptoire les déclarations de René Guénon qui écrivait : « De telles coïncidences, jusque dans des détails extrêmement précis, ne peuvent être accidentelles, et nous avons bien des raisons d’admettre que Dante s’est effectivement inspiré, pour une part assez importante, des écrits de Mohyiddin ; mais comment les a-t-il connus ? » René Guénon argumente longuement et prudemment. Mais pour notre érudit la question est tout tranchée : « En aucun cas, il ne pouvait s’agir de textes d’Ibn Arabi, mais du Livre de l’échelle de Mahomet… ». Les explications de René Guénon il s’en moque éperdument puisqu’il a un brave universitaire sous la main pour sembler les contredire.

Certes on réédite cette œuvre de René Guénon, mais on ne va quand même pas se priver de cette opportunité de porter le maximum de coups. L’intéressé n’est plus là, les « guénoniens » ne le défendent pas non plus, alors c’est merveilleux, le champ est libre.

Un dernier point quasi comique. Nous donnions des informations dans notre dossier sur le tirage de l’édition originale de l’Esotérisme de Dante en précisant selon la notice de justification de tirage : « 850 exemplaires, savoir 100 sur vergé d’Arches et 750 sur papier vélin. »

Notre érudit précise : « Si le premier tirage fut modeste, huit cent cinquante ou mille exemplaires [ Selon Hapel, op. cit., p. 156 (ce que confirme sa correspondance)] ».

Nous sommes désolé mais nous ne parlons pas de 1000 exemplaires. Et la correspondance (avec quel interlocuteur ? En quelle année ? etc.), elle confirme quoi ? 1000 exemplaires ou 850 ? Elle contredit la notice de justification de tirage ? Elle indique que des exemplaires Hors Commerce ont été distribués, donnés en Service de Presse ? Pourquoi notre érudit n’a pas indiqué simplement que le tirage ne dépassait pas les 1000 exemplaires puisqu’il ne sait pas se servir des informations précises données par d’autres.

Cette annexe est bonne pour la poubelle… On pourrait écrire ainsi :

 « René Guénon est un … Et pense que … (ce que confirme sa correspondance). »  On peut remplacer les trois petits points par des expressions de son choix.

Et revenons encore sur cette question de l’utilisation de la correspondance.

Une première remarque qu’il convient de faire. Si René Guénon a laissé publier certaines de ses lettres (comme celle adressée aux Cahiers du mois par exemple), on ne peut en conclure pour autant que toutes les lettres qu’il a pu écrire (en nombre assez considérable) l’aient été en vue d’une éventuelle publication. Toutes ses lettres ont et gardent un caractère strictement privé. Le fait de les livrer à la publication (sans bien évidemment l’accord des protagonistes) ne les rendent pas publiques pour autant malgré les apparences. Une violation du domaine privé ne saurait intégrer ces lettres au domaine public et donc à l’œuvre au sens stricte.

L’individu, qui est bien le seul à avoir légitimement le droit de publier le contenu d’une lettre privée est bien évidemment son destinataire. Ainsi René Guénon pouvait faire état dans ses articles des informations transmises, par exemple, par A. K. Coomaraswamy dans sa correspondance avec lui. Il faut bien voir alors que les informations initialement privées sont alors intégrées à l’œuvre publique du destinataire. Il est à noter que le niveau d’autorité du contenu de la lettre vient alors se mettre en adéquation avec celui de son destinataire. Ainsi une lettre reçue et utilisée par René Guénon dans son œuvre acquiert de ce fait l’autorité de son œuvre. Mais inversement, l’utilisation par un destinataire d’une lettre reçue de René Guénon ne donne pas à ce destinataire un surcroît d’autorité.

Le fait d’avoir été un correspondant de René Guénon, le fait d’utiliser les lettres reçues dans son œuvre personnelle ne confère pas à ce dernier ou à cette dernière l’autorité de René Guénon.

Un individu disqualifié même s’il est devenu correspondant de René Guénon reste un individu disqualifié. Si cette correspondance vient à être publié il ne faudra jamais perdre de vue qu’elle s’adressait à un individu disqualifié et que ceci ne pouvait pas ne pas influencer les réponses de René Guénon. On contestera peut-être le fait que René Guénon ait pu répondre à un individu disqualifié ? On doit constater pourtant qu’il a rendu compte publiquement de certaines publications malgré la disqualification évidente et la médiocrité des auteurs en y consacrant pourtant beaucoup de temps et d’énergie. Ce qu’il a fait publiquement, rien n’empêche de penser qu’il ait pu vouloir le faire également dans le domaine privé avec autant de patience et de charité.

Précisons également que le destinataire des lettres de René Guénon, lorsqu’il en vient à les exploiter dans son œuvre en devient intellectuellement le « propriétaire » puisque ces lettres ne s’adressaient qu’à lui et à lui seul. Un correspondant utilisant ainsi la matière des lettres doit signer ce travail de son nom et non de celui de René Guénon. Ainsi on ne peut légitimement intégrer dans un ouvrage posthume de René Guénon le résultat de cette exploitation même si l’on n’oublie pas de signer son intervention.

Autant il peut être légitime dans le cadre de son propre travail de faire état de sa correspondance avec René Guénon, d’en relever le contenu doctrinal et de le commenter, autant il est illégitime de le publier dans un livre portant la signature de René Guénon.

C’est ce que certains ne parviennent pas à comprendre concernant l’intervention de M. Vâlsan dans les Symboles fondamentaux de la Science sacrée. Il ne devait en aucun cas y publier le contenu de l’Annexe III qui est son œuvre et non celle de René Guénon. Si tel n’était pas le cas, pourquoi alors M. Vâlsan serait le seul à ajouter son commentaire ? En fait, tous les correspondants de René Guénon devraient figurer dans cet ouvrage posthume à un titre ou à un autre.

Les « guénoniens » musulmans donnent souvent à cette intervention de M. Vâlsan une importance disproportionnée. Le « Triangle de l’Androgyne » n’y est d’ailleurs interprété que du point de vue de la seule tradition islamique. On peut tout aussi légitimement établir ce triangle dans le cadre de la tradition juive où l’on retrouvera par exemple le même AWM mais cette fois en hébreu. Le nom d’Adam, comme celui d’Eve, se compose également en hébreu de trois lettres que l’on peut disposer sur le triangle à la place respective des lettres arabes. L’alif-wâw-mîm devient ainsi aleph-waw-mem.

Il est significatif de voir avec quel abus les correspondants de René Guénon ont pu faire état des lettres reçues. L’exemple de M. Tourniac est particulièrement caricatural, une même lettre est parfois transcrite de façon différente... M. Reyor s’en sert pour se désigner comme une sorte de mandataire...On comprend alors le jeu de manipulations qui peut s’opérer lorsque ce ne sont plus les correspondants mais de simples tiers qui font usage de cette correspondance.

De la même façon que l’on ne peut empêcher qu’il soit écrit tout et n’importe quoi sur la vie de René Guénon, il est tout aussi utopique de croire que l’on puisse échapper au grand déballage de sa correspondance privée. Cette nouvelle « Fondation » paraît d’ailleurs très motivée par cet enjeu.

La question de l’interprétation du contenu d’une lettre est particulièrement délicate. René Guénon ayant affirmé qu’il n’avait pas de disciple et qu’il ne donnait pas de conseils particuliers. Il n’était censé répondre qu’à des questions relevant uniquement du domaine purement doctrinal. Voir notre dossier René Guénon et le Roi du Monde, pp. 161-163.

Mais ses correspondants n’ont pas pu ou pas su s’en tenir à cette règle et les questions posées s’éparpillaient dans tous les domaines. Ils ont voulu malgré tout considérer René Guénon comme leur maître et se placer dans l’état fictif du disciple.

Jamais blessant et toujours charitable, René Guénon s’est vu contraint de répondre à des questions d’ordre privé sans pour autant assumer un rôle de maître face à des disciples. Mais alors comment interpréter le contenu de ses lettres ?

La réponse à ce problème pourrait paraître simple, il suffit de ne publier que les informations doctrinales contenues dans les lettres et rien de plus. Mais en réalité cette scission est affaire de point de vue et pour certains ce qui peut apparaître comme du domaine privé peut être considéré par d’autres comme du domaine doctrinal (une indication adaptée à un seul individu et donc à ses qualifications propres et souvent limitées peut ainsi être prise comme une instruction valable pour tous et ceci bien que René Guénon n’ait jamais assumé un rôle de guide).

La seule solution consiste à publier les lettres intégralement. Non seulement les lettres réponses de René Guénon mais également les lettres du correspondant qui leur font pendant. Ce correspondant ne peut rester anonyme car selon les individus René Guénon pouvait orienter ses réponses et on ne peut apprécier cette orientation si l’on ne sait pas à qui il s’adressait.

On voit ainsi que pour commencer à se faire une idée du contenu de la correspondance, il faudrait voir publier des milliers de lettres parfaitement identifiables et intégralement reproduites. Sinon il est impossible d’harmoniser les apparentes contradictions. Une lettre isolée publiée sans indication de son destinataire ne peut qu’entretenir la confusion. Tous les discours qui sont actuellement faits en s’appuyant sur les rares lettres publiées (incomplètement le plus souvent) ou celles détenues sans légitimité si ce n’est celle toute aléatoire de l’héritage ne peuvent rien signifier de bien sérieux. On peut tirer tout et n’importe quoi de ces bribes de lettres. On peut faire dire à René Guénon ce que l’on veut, le faire mentir, le faire passer pour un maître qui guidait des disciples autoproclamés, etc.

Quant aux informations qui pourraient avoir un caractère purement doctrinal que doit-on en faire et que peut-on en faire sachant qu’elles sont purement marginales et qu’on est très loin de disposer de l’intégralité de leurs publications ? Il est bien certain dans tous les cas qu’aucune lettre ne viendra compléter les écrits de René Guénon de façon décisive: ceci serait contraire aux avis donnés par René Guénon concernant sa correspondance. Voir là encore notre dossier René Guénon et le Roi du Monde.

La correspondance de René Guénon est insignifiante vis-à-vis de son œuvre publique. On doit ainsi ne pas donner plus de place qu’il convient à cette correspondance. Elle n’est que l’expression d’une simple action de présence exercée par René Guénon.

Une publication parmi d’autres peut illustrer tout à fait notre propos : paru en Italie un ouvrage intitulé La corrispondenza fra Alain Daniélou e René Guénon 1947-1950 (A cura di Alessandro Grossato, Leo S. Olschki Editore, Firenze, 2002). Cet ouvrage reproduit en fac-similé 8 lettres de René Guénon à Alain Daniélou et 6 lettres d’Alain Daniélou à René Guénon. Il n’a même pas été possible de réunir le complémentaire des lettres. Quant au contenu, hormis les informations bibliographiques, le moins que l’on puisse dire c’est qu’il est plus que marginal. Mais sans doute certains y verront des données de la plus haute importance sans se rendre compte que tout cela peut se déduire sans difficulté de l’œuvre publique !

On peut peut-être mieux comprendre pourquoi le contenu doctrinal des lettres de René Guénon ne vient dans le meilleur des cas qu’illustrer l’œuvre publique en considérant le cas de Leibniz.

René Guénon dans son ouvrage sur Les principes du calcul infinitésimal reproduit certains passages de lettres de Leibniz. On n’ignore pas que Leibniz a peu publié de son vivant. La plus grande partie de son œuvre est ainsi restée à l’état de manuscrit ou même sous forme de simples notes que certains se sont efforcés et s’efforcent toujours de réunir et de publier. Sa correspondance apparaît ainsi comme la seule source pour connaître certaines de ses découvertes et sa publication revêt autant d’importance que le reste de son œuvre. On trouve dans cette correspondance des éléments qui ne figurent nulle part ailleurs et qui ne peuvent être déduits de son œuvre publique.

On comprend ainsi pourquoi il est parfois indispensable de citer sa correspondance.

Sous prétexte que René Guénon a fait usage de la correspondance de Leibniz, certains estiment qu’il est tout aussi indispensable de faire usage de celle de René Guénon.

Mais à la différence de Leibniz, René Guénon a pris le soin de rendre publique l’intégralité ou la quasi intégralité de ce qu’il avait à dévoiler et à enseigner. C’est pourrait-on dire le sens même de sa fonction. N’ayant pas de disciple, il se devait de ne rien réserver. On ne trouvera ainsi dans sa correspondance aucun élément déterminant, aucun élément qui ne peut se déduire de son œuvre publique.

On peut par contre très bien comprendre l’enjeu « commercial » éventuel de la publication de cette correspondance. Mais là encore après un massacre en règle de la publication de son œuvre, le coup de grâce viendra avec le grand déballage de sa correspondance et pourquoi pas de son intimité…

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