La Fondation René Guénon…
En
2021, l’œuvre de René Guénon basculera en France dans le domaine public.
Devant
cette échéance, une curieuse « Fondation » vient de se déclarer et a
entrepris un travail d’édition assez particulier.
Le
premier ouvrage à avoir subi ce nouveau traitement est Le règne de la quantité et les signes des temps.
On
peut ainsi lire le texte d’une « Annonce » qui figure en ouverture de
cette réédition déclarée comme édition
définitive établie sous l’égide de la Fondation René Guénon. En voici un
extrait:
« Cette
Fondation, dont le siège se tiendra au Caire en la demeure même qui fut celle
de René Guénon, a pour objet de rassembler sous son égide l’ensemble des
ouvrages et documents constituant l’œuvre intellectuelle de René Guénon, afin
d’en assurer la diffusion — éditoriale et autre — dans les meilleures
conditions. »
On
y trouve également ces deux déclarations problématiques :
« La
Fondation déclare expressément n’être liée à aucune religion particulière, ni à
aucun mouvement, école, groupe ou parti, quels qu’ils soient. »
« Elle
affirme n’avoir pas davantage pour but ni pour mission de s’impliquer, à
quelque titre ou degré que ce soit, dans le domaine des prolongements
contemporains — d’ordre intellectuel ou autre — de l’œuvre de René Guénon. »
René
Guénon sous le pseudonyme de Palingénius avait notamment écrit : « Étymologiquement, le mot Religion,
dérivant de religare, relier, implique une idée de lien, et, par suite,
d’union. »
La
Fondation René Guénon n’étant liée à aucune religion n'est donc pas liée à
"ce qui relie". Constituée nécessairement d'un groupe d’individus,
ceux-ci n'ont donc aucun lien d'aucune nature entre eux, même pas celui du
souci de respecter l'œuvre de René Guénon. Cette fondation est donc un chaos
volontaire. L’œuvre de René Guénon est fondamentalement traditionnelle. Cette
Fondation est donc fondamentalement laïque au sens moderne.
Elle
déclare ne pas s’impliquer dans des prolongements contemporains de l’œuvre. Mais
chaque réédition comporte une annexe. Une annexe est ce que l’on rattache à la
partie principale. Ne doit-on pas la considérer comme un prolongement de cette
partie principale. Et donc bien comme un prolongement contemporain puisqu’elle
n’existait pas dans les publications par le passé. On doit donc en déduire que
les annexes qui figurent et figureront en fin d’ouvrage ne sont pas publiées
sous l’égide de la Fondation. On en prend acte !
Un
second ouvrage a suivi, une réédition de l’Esotérisme
de Dante avec une « Annonce » sensiblement comparable (un
paragraphe concernant les Editions Traditionnelles a été supprimé) et une
annexe dans le même style.
A
notre grande surprise, l’un de nos dossiers sur l’œuvre de René Guénon est
cité, mais singulièrement sans en donner le titre (une coquille ? Sans
doute). Il s’agit de notre livre René
Guénon et le Roi du Monde. Nous devons préciser que nous n’avons rien à
voir ni de près ni de loin avec cette « Fondation », même si nous
avons le plus profond respect pour la famille de René Guénon et pour les ayants
droit.
Cette
annexe comme sa précédente adopte un style qui se veut très érudit.
Pratiquement 14 pages de blabla pour cette dernière annexe. En voici un premier
extrait :
« C’est
en italien qu’il [René Guénon] avait lu la Divine Comédie, tout comme le De
Monarchia et la Vita Nova ; il confirma le fait à un correspondant
brésilien, Fernando Galvao (lettre du 16 octobre 1929), tout en reconnaissant
la qualité des traductions d’Artaud de Montor ou du père J. Berthier. »
Si
l’on se réfère à la copie tapuscrite fragmentaire de cette lettre à F. Galvao
(donc sous toutes les réserves possibles…), on peut y lire que René Guénon
indique : «… car je dois vous
avouer que je ne connais aucune des traductions françaises de Dante, n’ayant
jamais lu que le texte italien. » Un peu plus loin, il précise :
« il paraît que celle d’Artaud
Montor est assez bonne…. On m’a dit beaucoup de bien de celle du père Berthier… »
Le
grand érudit (était-il seul ?) qui a écrit cette annexe ne semble pas
savoir que le De Monarchia a été
composé par Dante en latin et donc que René Guénon qui ne cite d’ailleurs pas
le titre des œuvres a lu en italien l’œuvre italienne et en latin l’œuvre
latine. Et l’on remarque aussi que René Guénon ne reconnaît nullement la
qualité des deux traductions mentionnées… Il paraît… On m’a dit… Voilà un
exemple parmi d’autres des manipulations que l’on peut faire avec de soi-disant
recours à la correspondance. Pour quelque chose de tout à fait anodin et
marginal, la déformation est déjà abyssale, alors pour des sujets plus
complexes on n’ose pas imaginer ce qu’il peut être fait ou ce qu’il pourra être
fait avec cette correspondance.
Un
peu plus loin, notre érudit contredit de façon péremptoire les déclarations de
René Guénon qui écrivait : « De
telles coïncidences, jusque dans des détails extrêmement précis, ne peuvent
être accidentelles, et nous avons bien des raisons d’admettre que Dante s’est
effectivement inspiré, pour une part assez importante, des écrits de
Mohyiddin ; mais comment les a-t-il connus ? » René Guénon
argumente longuement et prudemment. Mais pour notre érudit la question est tout
tranchée : « En aucun cas, il ne pouvait s’agir de textes d’Ibn
Arabi, mais du Livre de l’échelle de
Mahomet… ». Les explications de René Guénon il s’en moque éperdument
puisqu’il a un brave universitaire sous la main pour sembler les contredire.
Certes
on réédite cette œuvre de René Guénon, mais on ne va quand même pas se priver
de cette opportunité de porter le maximum de coups. L’intéressé n’est plus là,
les « guénoniens » ne le défendent pas non plus, alors c’est
merveilleux, le champ est libre.
Un
dernier point quasi comique. Nous donnions des informations dans notre dossier
sur le tirage de l’édition originale de l’Esotérisme
de Dante en précisant selon la
notice de justification de tirage : « 850 exemplaires, savoir 100
sur vergé d’Arches et 750 sur papier vélin. »
Notre
érudit précise : « Si le
premier tirage fut modeste, huit cent cinquante ou mille exemplaires
[ Selon Hapel, op. cit., p. 156 (ce que confirme sa correspondance)] ».
Nous
sommes désolé mais nous ne parlons pas de 1000 exemplaires. Et la
correspondance (avec quel interlocuteur ? En quelle année ? etc.),
elle confirme quoi ? 1000 exemplaires ou 850 ? Elle contredit la
notice de justification de tirage ? Elle indique que des exemplaires Hors
Commerce ont été distribués, donnés en Service de Presse ? Pourquoi notre
érudit n’a pas indiqué simplement que le tirage ne dépassait pas les 1000
exemplaires puisqu’il ne sait pas se servir des informations précises données
par d’autres.
Cette
annexe est bonne pour la poubelle… On pourrait écrire ainsi :
« René
Guénon est un … Et pense que … (ce que confirme sa correspondance). » On peut remplacer les trois petits points par
des expressions de son choix.
Et
revenons encore sur cette question de l’utilisation de la correspondance.
Une
première remarque qu’il convient de faire. Si René Guénon a laissé publier
certaines de ses lettres (comme celle adressée aux Cahiers du mois par exemple), on ne peut en conclure pour autant
que toutes les lettres qu’il a pu écrire (en nombre assez considérable) l’aient
été en vue d’une éventuelle publication. Toutes ses lettres ont et gardent un caractère
strictement privé. Le fait de les livrer à la publication (sans bien
évidemment l’accord des protagonistes) ne les rendent pas publiques pour
autant malgré les apparences. Une violation du domaine privé ne saurait
intégrer ces lettres au domaine public et donc à l’œuvre au sens stricte.
L’individu,
qui est bien le seul à avoir légitimement le droit de publier le contenu d’une
lettre privée est bien évidemment son destinataire. Ainsi René Guénon pouvait
faire état dans ses articles des informations transmises, par exemple, par A.
K. Coomaraswamy dans sa correspondance avec lui. Il faut bien voir alors que
les informations initialement privées sont alors intégrées à l’œuvre publique
du destinataire. Il est à noter que le niveau d’autorité du contenu de la
lettre vient alors se mettre en adéquation avec celui de son destinataire.
Ainsi une lettre reçue et utilisée par René Guénon dans son œuvre acquiert de
ce fait l’autorité de son œuvre. Mais inversement, l’utilisation par un
destinataire d’une lettre reçue de René Guénon ne donne pas à ce destinataire
un surcroît d’autorité.
Le
fait d’avoir été un correspondant de René Guénon, le fait d’utiliser les lettres
reçues dans son œuvre personnelle ne confère pas à ce dernier ou à cette
dernière l’autorité de René Guénon.
Un
individu disqualifié même s’il est devenu correspondant de René Guénon reste un
individu disqualifié. Si cette correspondance vient à être publié il ne faudra
jamais perdre de vue qu’elle s’adressait à un individu disqualifié et que ceci
ne pouvait pas ne pas influencer les réponses de René Guénon. On contestera
peut-être le fait que René Guénon ait pu répondre à un individu disqualifié ?
On doit constater pourtant qu’il a rendu compte publiquement de certaines
publications malgré la disqualification évidente et la médiocrité des auteurs
en y consacrant pourtant beaucoup de temps et d’énergie. Ce qu’il a fait
publiquement, rien n’empêche de penser qu’il ait pu vouloir le faire également
dans le domaine privé avec autant de patience et de charité.
Précisons
également que le destinataire des lettres de René Guénon, lorsqu’il en vient à
les exploiter dans son œuvre en devient intellectuellement le
« propriétaire » puisque ces lettres ne s’adressaient qu’à lui et à
lui seul. Un correspondant utilisant ainsi la matière des lettres doit signer
ce travail de son nom et non de celui de René Guénon. Ainsi on ne peut
légitimement intégrer dans un ouvrage posthume de René Guénon le résultat de
cette exploitation même si l’on n’oublie pas de signer son intervention.
Autant
il peut être légitime dans le cadre de son propre travail de faire état de sa
correspondance avec René Guénon, d’en relever le contenu doctrinal et de le
commenter, autant il est illégitime de le publier dans un livre portant la
signature de René Guénon.
C’est
ce que certains ne parviennent pas à comprendre concernant l’intervention de M.
Vâlsan dans les Symboles fondamentaux de
la Science sacrée. Il ne devait en aucun cas y publier le contenu de
l’Annexe III qui est son œuvre et non celle de René Guénon. Si tel n’était pas
le cas, pourquoi alors M. Vâlsan serait le seul à ajouter son commentaire ?
En fait, tous les correspondants de René Guénon devraient figurer dans cet ouvrage
posthume à un titre ou à un autre.
Les
« guénoniens » musulmans donnent souvent à cette intervention de M.
Vâlsan une importance disproportionnée. Le « Triangle de l’Androgyne »
n’y est d’ailleurs interprété que du point de vue de la seule tradition islamique.
On peut tout aussi légitimement établir ce triangle dans le cadre de la
tradition juive où l’on retrouvera par exemple le même AWM mais cette fois en hébreu. Le nom d’Adam, comme celui d’Eve, se
compose également en hébreu de trois lettres que l’on peut disposer sur le
triangle à la place respective des lettres arabes. L’alif-wâw-mîm devient ainsi aleph-waw-mem.
Il
est significatif de voir avec quel abus les correspondants de René Guénon ont
pu faire état des lettres reçues. L’exemple de M. Tourniac est particulièrement
caricatural, une même lettre est parfois transcrite de façon différente... M.
Reyor s’en sert pour se désigner comme une sorte de mandataire...On comprend
alors le jeu de manipulations qui peut s’opérer lorsque ce ne sont plus les
correspondants mais de simples tiers qui font usage de cette correspondance.
De
la même façon que l’on ne peut empêcher qu’il soit écrit tout et n’importe quoi
sur la vie de René Guénon, il est tout aussi utopique de croire que l’on puisse
échapper au grand déballage de sa correspondance privée. Cette nouvelle
« Fondation » paraît d’ailleurs très motivée par cet enjeu.
La
question de l’interprétation du contenu d’une lettre est particulièrement
délicate. René Guénon ayant affirmé qu’il n’avait pas de disciple et qu’il ne
donnait pas de conseils particuliers. Il n’était censé répondre qu’à des
questions relevant uniquement du domaine purement doctrinal. Voir notre dossier
René Guénon et le Roi du Monde, pp.
161-163.
Mais ses correspondants n’ont
pas pu ou pas su s’en tenir à cette règle et les questions posées
s’éparpillaient dans tous les domaines. Ils ont voulu malgré tout considérer
René Guénon comme leur maître et se placer dans l’état fictif du disciple.
Jamais blessant et toujours
charitable, René Guénon s’est vu contraint de répondre à des questions d’ordre
privé sans pour autant assumer un rôle de maître face à des disciples. Mais
alors comment interpréter le contenu de ses lettres ?
La
réponse à ce problème pourrait paraître simple, il suffit de ne publier que les
informations doctrinales contenues dans les lettres et rien de plus. Mais en
réalité cette scission est affaire de point de vue et pour certains ce qui peut
apparaître comme du domaine privé peut être considéré par d’autres comme du domaine
doctrinal (une indication adaptée à un seul individu et donc à ses
qualifications propres et souvent limitées peut ainsi être prise comme une
instruction valable pour tous et ceci bien que René Guénon n’ait jamais assumé
un rôle de guide).
La
seule solution consiste à publier les lettres intégralement. Non seulement les
lettres réponses de René Guénon mais également les lettres du correspondant qui
leur font pendant. Ce correspondant ne peut rester anonyme car selon les
individus René Guénon pouvait orienter ses réponses et on ne peut apprécier
cette orientation si l’on ne sait pas à qui il s’adressait.
On
voit ainsi que pour commencer à se faire une idée du contenu de la
correspondance, il faudrait voir publier des milliers de lettres parfaitement identifiables
et intégralement reproduites. Sinon il est impossible d’harmoniser les
apparentes contradictions. Une lettre isolée publiée sans indication de son
destinataire ne peut qu’entretenir la confusion. Tous les discours qui sont
actuellement faits en s’appuyant sur les rares lettres publiées (incomplètement
le plus souvent) ou celles détenues sans légitimité si ce n’est celle toute
aléatoire de l’héritage ne peuvent rien signifier de bien sérieux. On peut
tirer tout et n’importe quoi de ces bribes de lettres. On peut faire dire à
René Guénon ce que l’on veut, le faire mentir, le faire passer pour un maître
qui guidait des disciples autoproclamés, etc.
Quant
aux informations qui pourraient avoir un caractère purement doctrinal que
doit-on en faire et que peut-on en faire sachant qu’elles sont purement
marginales et qu’on est très loin de disposer de l’intégralité de leurs
publications ? Il est bien certain dans tous les cas qu’aucune lettre ne
viendra compléter les écrits de René Guénon de façon décisive: ceci serait
contraire aux avis donnés par René Guénon concernant sa correspondance. Voir là
encore notre dossier René Guénon et le
Roi du Monde.
La
correspondance de René Guénon est insignifiante vis-à-vis de son œuvre
publique. On doit ainsi ne pas donner plus de place qu’il convient à cette
correspondance. Elle n’est que l’expression d’une simple action de présence
exercée par René Guénon.
Une
publication parmi d’autres peut illustrer tout à fait notre propos : paru
en Italie un ouvrage intitulé La
corrispondenza fra Alain Daniélou e René Guénon 1947-1950 (A cura di
Alessandro Grossato, Leo S. Olschki Editore, Firenze, 2002). Cet ouvrage
reproduit en fac-similé 8 lettres de René Guénon à Alain Daniélou et 6 lettres
d’Alain Daniélou à René Guénon. Il n’a même pas été possible de réunir le
complémentaire des lettres. Quant au contenu, hormis les informations
bibliographiques, le moins que l’on puisse dire c’est qu’il est plus que
marginal. Mais sans doute certains y verront des données de la plus haute
importance sans se rendre compte que tout cela peut se déduire sans difficulté
de l’œuvre publique !
On
peut peut-être mieux comprendre pourquoi le contenu doctrinal des lettres de
René Guénon ne vient dans le meilleur des cas qu’illustrer l’œuvre publique en
considérant le cas de Leibniz.
René
Guénon dans son ouvrage sur Les principes
du calcul infinitésimal reproduit certains passages de lettres de Leibniz.
On n’ignore pas que Leibniz a peu publié de son vivant. La plus grande partie
de son œuvre est ainsi restée à l’état de manuscrit ou même sous forme de simples
notes que certains se sont efforcés et s’efforcent toujours de réunir et de
publier. Sa correspondance apparaît ainsi comme la seule source pour connaître
certaines de ses découvertes et sa publication revêt autant d’importance que le
reste de son œuvre. On trouve dans cette correspondance des éléments qui ne
figurent nulle part ailleurs et qui ne peuvent être déduits de son œuvre
publique.
On
comprend ainsi pourquoi il est parfois indispensable de citer sa
correspondance.
Sous
prétexte que René Guénon a fait usage de la correspondance de Leibniz, certains
estiment qu’il est tout aussi indispensable de faire usage de celle de René
Guénon.
Mais
à la différence de Leibniz, René Guénon a pris le soin de rendre publique
l’intégralité ou la quasi intégralité de ce qu’il avait à dévoiler et à
enseigner. C’est pourrait-on dire le sens même de sa fonction. N’ayant pas de
disciple, il se devait de ne rien réserver. On ne trouvera ainsi dans sa
correspondance aucun élément déterminant, aucun élément qui ne peut se déduire
de son œuvre publique.
On
peut par contre très bien comprendre l’enjeu « commercial » éventuel
de la publication de cette correspondance. Mais là encore après un massacre en
règle de la publication de son œuvre, le coup de grâce viendra avec le grand
déballage de sa correspondance et pourquoi pas de son intimité…
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