METAPHYSIQUE
DE LA COMMUNICATION
AVANT-PROPOS
Il convient de
dire avant tout que ce texte, malgré les apparences, ne répond nullement à de
quelconques préoccupations d'actualité. L'idée de communication ne saurait être
en effet limitée aux simples vues, tout à fait artificielles d'ailleurs, que
notre époque tend à lui imposer. La "communication" est bien autre
chose que l'expression d'une notion vague d'échange. On ne doit en effet
nullement réduire l'essentiel à ce qui n'est, dans le meilleur des cas, qu'une
conséquence tout à fait contingente. Vouloir s'attacher par contre à cette
valeur essentielle, c'est montrer que la "communication" est le
symbole de la réalisation métaphysique de l'homme. "Communiquer"
c'est reconnaitre sa transcendance. On peut ainsi véritablement parler d'une
métaphysique (1) de la "communication".
Ce terme de
"communication" est, à tous points de vue, exemplaire. Il est en
effet expression de la "réalité" de l'homme, de son accomplissement.
Tendre vers cette
"communication" authentique, c'est participer de l'Unité
principielle; c'est, dans sa réalisation même, atteindre à l'identification
dans le Principe suprême. Cette exemplarité est d'une certaine façon confirmée,
mais à rebours, par l'usage moderne. Car si la communication est bien la marque
de notre époque, n'est-ce pas en vertu de cet aphorisme qui veut que
"Satan soit le singe de Dieu" ?
Chercher à
reconnaitre l'essentialité de la "communication", c'est vouloir
retrouver la véritable mesure de l'homme. Ce texte n'a pas d'autre ambition.
L'auteur, dans cette recherche, n'a fait que de puiser à cet enseignement que
l'humanité transmet de génération en génération. Ce texte ne veut être que le
témoin de ce savoir authentique et traditionnel, tirant ainsi sa légitimité d'une
constante référence implicite comme explicite aux principes fondamentaux.
Il ne se veut nullement
l'expression d'une pensée systématique. Prendre ce texte pour l'énoncé d'une
certaine vision originale des choses propre à l'auteur serait lui refuser toute
légitimité, et finalement lui ôter toute raison d'être. Le lecteur, touché par
les idées qui s'y expriment, se doit de les situer dans leur exacte
perspective. Si l'on traite d'un aspect contingent, il convient en effet de lui
donner sa place exacte qui ne doit en rien oublier la présence implicite de ce
qui ne saurait être considéré par cet aspect même. Le savoir authentique qui
est nécessairement analytique n'est que le reflet de la connaissance. Il doit
en être le symbole, c’est-à-dire le support, dont use le lecteur comme l'auteur
pour suggérer et atteindre ainsi à la connaissance elle-même. C'est bien au
"fond", non à la "forme", qu'il convient donc de s'arrêter.
Ce texte veut être le témoin des vérités essentielles.
Le lecteur ne doit ainsi
nullement se faire le jouet de la forme imparfaite qui est bien la seule chose
que l'auteur puisse revendiquer en propre, et qui pourrait, en étant mal
interprétée, travestir l'essentiel. Il n'y a pas à plier la Vérité aux
insuffisances de l'expression, mais bien à s'élever vers elle. Les choses sont
ce qu'elles sont, la suprême Liberté ne s'obtenant que dans la
"compréhension" effective et complète
(1). Qui est la
"science" des principes universels. De par son étymologie, la
métaphysique désigne en effet ce qui est au-delà de la Physique (terme qui
représente la Nature conçue dans toute sa généralité).
LE « SILENCE DU SILENCE »
Considérons
cette suite de mots: commun, communauté, communication.On constate qu'ils
dérivent tous du même terme latin munis,
(respectivement: com-munis pour
commun, com-muni-tas pour communauté,
com-muni-catio pour communication). Etymologiquement
ce mot désigne "ce qui accomplit sa charge ou son devoir":
signification très imprécise qu'il convient d'approfondir par un recours à
certaines analogies linguistiques (le mot munis
comme tel n'est attesté que dans sa forme adjectivale.). Morphologiquement
proche de munis, le verbe latin monere (faire penser) nous amène à
évoquer la racine sanscrite MAN (penser) et certains de ses dérivés
comme le terme manas (le mental) et
notamment celui de Manu. Ce dernier terme
désigne un "principe, qui est proprement l'Intelligence cosmique, image réfléchie
de Brahma (et en réalité une avec
Lui), s'exprimant comme le Législateur primordial et universel"(1). Il est
tout aussi, comme la dérivation le laisse entrevoir, l'archétype de l'homme
considéré essentiellement en tant qu'être pensant.
Aspect du Principe,
représentant l'Ordre universel, c’est-à-dire la "Loi", le Manu régit a fortiori l'ordre humain. Se conformer à la "Loi", c'est
en fait jouir de sa conformité à la nature des choses et participer de l'Ordre
universel. L'homme, le Munis, qui
"accomplit son devoir" s'identifie ainsi au Manu. Cette identification qui se confirme par une quasi-identité morphologique
n'est pas fortuite. On retrouve en effet des termes morphologiquement équivalents
dans d'autres traditions pour désigner cette même fonction
"législative", comme Minos
chez les Crétois ou Ménes chez les
Egyptiens.
D'autre part il
est un terme sanscrit très significatif qui dérive très certainement de cette
même racine MAN, c'est le mot muni qui désigne celui qui a atteint le
plus haut degré spirituel.
"Le Muni, c'est-à-dire le
"Solitaire", non au sens vulgaire et littéral du mot, mais celui qui
réalise dans la plénitude de son être la Solitude parfaite, qui ne laisse
subsister en l'Unité Suprême (nous devrions plutôt, en toute rigueur, dire la
"Non-Dualité") aucune distinction de l'extérieur et de l'intérieur, ni
aucune diversité extra-principielle quelconque. Pour lui, l'illusion de la
"séparativité" a définitivement cessé "(2).
Précisons dès
maintenant que le dérivé Mauna qui
désigne cette état de Muni (Mauna signifie littéralement: "ce
qui est propre au Muni") sert
également à désigner le "silence". Et insistons sur cette question
fondamentale de la "non-séparativité". La soumission au mode
individuel d'appréhension de la réalité impose à l'être l'illusion de la
"séparativité", de la "discontinuité". L'individu par le
jeu de la pensée (par le jeu de son mental) détermine et se détermine (c’est-à-dire
qu'il "marque les limites" (determinare).
Or toute détermination, excluant tout ce qu'elle n'inclut pas, génère par là
même deux domaines qui se limitent mutuellement. La réunion de cette partition
d'ensembles produits par autant de déterminations correspondantes ne saurait
restituer le "Tout" qui, pour être ce qu'Il doit être, ne peut être
qu'infini. Ces ensembles, nécessairement finis puisqu'ils sont limités par les déterminations
qui les ont fait naître, ne peuvent par leur réunion restituer l'"Infini",
une juxtaposition d'éléments finis restant évidemment finis. L'"Infini",
le "Tout", c'est ce hors de quoi il n'est rien, ce dont on ne peut
rien nier; notion "qui n'est aucunement discutable ni contestable, car elle
ne peut renfermer en soi aucune contradiction, par là même qu'il n'y a en elle
rien de négatif" (3)
Totalité non
divisible en "parties", l'"Infini" est absolument
"continu". Cette "continuité" est fondamentale, toute
limitation ne pouvant être que nécessairement relative, (relativité liée au
degré de détermination envisagée. Le point de vue étant d'autant plus relatif
qu'il apparait comme plus limité.). Cette "continuité" confirme
l'inéluctable transcendance de l'homme qui ne peut être limité à n'être qu'un
composé irréductible sans nier par conséquent l'infinitude de
l'"Infini". Confondre l'homme avec ce que les psychologues désignent
comme le "moi", c'est prendre le relatif pour l'absolu, le fini pour
l'"Infini". Ce "moi" ne peut être toute la réalité de
l'homme, la partition du "moi" et du "non-moi" ne pouvant
restituer l'"Infini" puisque l'un et l'autre se limitent
mutuellement.
Ainsi le Muni qui connait sa véritable nature
réalise cette "non-séparitivité" fondamentale, cet état de
"continuité" symbolisée par le "silence" (mauna).
Mais considérons ce dernier terme :
par définition ce mot désigne le non-usage des organes vocaux (le silence est
ainsi absence de parole, et d'une façon plus générale absence de bruit) et
c'est parce qu'il représente une non-manifestation qu'il est susceptible de
suggérer bien plus qu'une simple possibilité manifestable qui ne se manifeste
pas. Que ce mot rende compte également de multiples attitudes psychiques
n'épuise en rien cette puissance symbolique (4). Car, symbole du non-manifesté,
le "silence" peut représenter alors ce qui, transcendant la parole et
la pensée (qui représentent alors respectivement le domaine corporel et le
domaine psychique), est au-delà de la manifestation. Il est alors symbole du
Principe et donc pure spiritualité. Ce "silence" n'est pas absence de
parole et de pensée; il n'est pas négation, mais transcendance. Il est au-delà
même de cette ultime détermination du silence spirituel. Faire vœu de silence,
c'est prendre ce symbole comme support pour atteindre à cet état totalement
inconditionné, à cet état de Muni, à
ce "silence" (mauna) qui
est au-delà même du "silence du silence" comme le précise ce passage
de la Brihad-âranyaka-upanishad :
"Il est Muni par renoncement au bâlya et au pânditya; Il est "Homme universel"
(Brâhmana) par renoncement au silence (mauna) et au silence du silence (a-mauna)"(5).
C'est parce
qu'il se détourne des différents états conditionnés que l'être est ainsi
restauré dans son état de Muni, état
intégral de l'homme. Il renonce au bâlya.
Ce terme dérivé de bâla (enfant)
désigne ici un état de pure potentialité, et, d'une façon plus extérieure, un
état d'ignorance (a-vidyâ). Le Pândit est le détenteur d'un savoir
véritable, mais qui peut n'être que théorique. Pânditya désigne en effet l'état de Pândit, mais aussi le savoir qui le caractérise Dépasser cet état
de Pândit, c'est atteindre alors à la
Connaissance effective, c'est être un Muni.
Le Muni qui est effectivement identifié en Brahma est au sens exact du terme un Brâhmane. Nous avons, pour bien marquer
ce caractère "effectif", préféré rendre ce terme par l'expression
d'"Homme universel" qui en est l'exact équivalent. Remarquons que, la
"continuité" étant indépendante de toute limitation relative, parler
d'"Homme universel", c'est simplement distinguer ce qui est effectif
de ce qui n'est que virtuel (l'homme non réalisé, non établi dans son état de Muni, n'est ainsi qu'un "Homme
universel" virtuel).
Totalement
inconditionné, l'état de Muni (mauna) est au-delà de toute détermination,
au-delà de tout état d'être. Le texte de l'upanishad
le désigne ainsi comme au-delà même de cet état de Muni, il est a-mauna. Le
préfixe a qui a une valeur de
négation marque ainsi la totale indétermination de cet état qui n'est plus
qualifié d'état que par la nécessité limitative de lui donner une forme
d'expression.
L'état
d'"Homme universel" est au-delà du "silence" (symbole du
Non-Manifesté) (mauna) et du
"non-silence" (a-mauna) qui
est "silence du silence" (symbole du dépassement même de la non-manifestation
du Non-Manifesté). La réalisation est ainsi épuisement de toutes les puissances
du renoncement. Le renoncement au "silence du silence" est une
puissance triple qui rapportée aux trois dimensions de l'espace, symbole de ce
"Tout", en accomplit l’intégralité.
Ces quelques
développements apportés, reprenons notre étude sur le terme Munis. Nous pouvons tirer, de tout ce
qui précède, quelques conclusions, et apporter ainsi certaines précisions sur
les différentes nuances de ce terme. Son sens primordial, proprement
métaphysique, l'identifie à un "Nom" (un aspect) du principe. Il est
alors le symbole de la "Non-Dualité". Selon un point de vue plus
relatif, proprement ontologique, il devient le symbole de l'Être, de
l'"Unique" (qui se confirme notamment par cette analogie entre ce
terme munis et le terme grec monos qui signifie: seul, unique). Si,
considérant de nouveaux degrés de détermination (l'Être pur, Îshvara, est ainsi la première
détermination de Brahma en tant que
principe non-manifesté de la manifestation), on atteint la manifestation
cosmique, il en représente alors plus particulièrement l'Ordre universel.
S'identifiant au Manu, il est le
symbole de l'"homme primordial" (qui est l'homme archétype réalisant
la synthèse des individualités humaines, c’est-à-dire l'individualité
intégrale). Mais il est enfin le Muni
qui échappant au cosmos se réalise en l'"Homme universel".
Nous pouvons dès
lors retrouver cette hiérarchie de valeurs dans les différents dérivés que nous
avons considérés en commençant ce chapitre. Tous ces termes sont préfixés par
la particule cum (qui a une valeur
unitive : "avec") qui confirme, ou accomplit la totalisation.
Ainsi communis marque l'identité avec Munis.
Tout ce qui est "commun" réalise ou participe de l'Unité principielle.
Ce qualificatif peut ainsi s'appliquer à tous les degrés de la manifestation
pour rendre compte de toute unification relative, image plus ou moins directe
de cet "Un" principiel. Car, dire que le Principe est
"commun", c'est donner l'expression de l'identité première et
fondamentale. Le Principe s'identifie au Principe, le Principe est avec
lui-même, est cum-Munis. D'un point
de vue strict l'identité ne peut s'appliquer qu'au Principe; "Lui"
seul est effectivement "commun". Toute autre identité ne peut ainsi
être que tout à fait relative. On peut faire la même remarque pour la notion
d'égalité qui lui est synonyme. Ainsi deux êtres individuels ne sont pas plus
égaux qu'ils ne sont identiques.
L'homme qui
réalise sa véritable nature, qui est identifié dans le Principe, est au sens
réel et profond du terme un "Homme commun", un Muni, un "Homme universel".
La notion
d'Unité étant une composante fondamentale du terme Munis, nous ne pouvons que la retrouver dans celui de communitas qui, détruisant l'illusion de
la "séparativité", marque la réduction du multiple dans
l'"Un", dans la "Non-Dualité". L'idée de
"communauté" fait donc implicitement référence au domaine spirituel
qui est en soi la seule source d'Unité véritable. Elle se distingue ainsi de l'idée
de "collectivité", même si ces deux notions peuvent être confondues
dans leurs aspects contingents.
Être
authentiquement en "communauté", c'est participer de l'Unité
principielle, c'est être en "commun", c’est-à-dire
"communiquer" (communico).
Ce verbe conjugue l'homme à son entière "réalité".
"Communiquer", c'est être établi effectivement dans l'absolue
"continuité", c'est réaliser l'état de Muni. Ainsi, appliquant la correspondance entre deux expressions du
même état d'être, on peut légitimement dire que la "communication"
n'est rien d'autre que cet état de Muni,
c’est-à-dire mauna, le
"silence".
De même que
l'état de Muni est au-delà du
"silence" et du "non-silence", la "communication"
est au-delà du "communicable" et de l'"incommunicable" (le
"communicable" comme l'"incommunicable" représentent ici
bien plus que respectivement l'exprimable et l'inexprimable. D'ailleurs
métaphysiquement, la "communication", c’est-à-dire l'état de Muni, est totalement inexprimable en
soi). L'"incommunicable", symbole du "silence du silence",
est ainsi l'ultime degré de cette "communication" authentique.
"Communiquer",
c'est être établi effectivement et "activement" dans l'absolue
"continuité". On doit voir dans la correspondance entre
"communication" et "relation" cette recherche d'un mode
d'expression de l'aspect plus particulièrement "passif" de cet état
de "continuité". Le "lien" bien qu'il symbolise
l'"union" laisse malgré tout subsister dans sa virtualité une
distinction relative entre ce qu'il relie. Cette "communication
passive" est comparable au lien du rayon solaire avec sa source. Il n'est
qu'une image du soleil, comme l'être n'est qu'un reflet du Principe.
La
"communication" effective est, quant à elle, réductrice de ces
distinctions illusoires qui, comme le "lien" lui-même, s'évanouissent
dans l'identification de l'être dans le Principe.
(1). R. Guénon, "L'homme et son devenir selon le Vêdânta",
Ed. Traditionnelles, Paris, 1981, p.50. Brahma
est le Principe suprême, l'Infini hors duquel il n'est rien.
(2). R. Guénon, op. cit., p.195.
(3). Voir l'ouvrage fondamental de R. Guénon "Les états multiples de l'être", chap. I.
(4). Ainsi parle-t-on du silence de la réflexion, d'un silence de
menace, d'un silence de rancune, etc. Autant d'attitudes, de celui qui ne peut
ou ne veut parler, qui ne dépassent pas le plan individuel.
(5). "Bâlyam ca pândityam ca
nirvidya, atha munih; a-maunam ca maunamcanirvidya,athabrâhmanah". Brihad-âranyaka-upanishad (III, 5,1).
LA
FONCTION SYMBOLIQUE DU LANGAGE
L'une des
conséquences évidente que l'on doit tirer du chapitre précédent est
l'affirmation de la totale absence de subordination de la
"communication" au langage (dans sa généralité, sous toutes ses
formes). La "communication" est en effet au-delà de toute forme
d'échange. Mais ceci ne retire rien aux capacités du langage qui peut par sa
puissance symbolique jouer un rôle réellement "opératif".
Considérons ce
triplet: "informe", "formel", "informel". Il est
clair que l'on ne saurait placer ces termes sur le même plan. En effet, si
l'"informe" reste dans le domaine "formel" en désignant ce
qui est "sans forme bien précise" (mais qui est une forme malgré
tout), l"informel", par contre, le transcende en désignant ce qui est
"au-delà de la forme" (et qui n'est donc pas soumis à cette condition
limitative propre à la notion même de forme).
D'autre part le
langage, en tant qu'ensemble de signes vocaux et graphiques, est par nature
"formel", et ce terme "informel" est donc bien une forme du
langage. Or toute image mentale qui cherche à saisir cette idée
d'"informel" doit être aussitôt repoussée, et ce indéfiniment,
puisqu'elle est en elle-même inévitablement "formelle".
Ainsi ce mot qui
rend compte d'une réalité indiscutable (1) suggère ce qui, bien
qu'"inexprimable" en soi, est cependant compréhensible. Il en est, au
sens exact du terme, le symbole. Le langage n'est donc qu'un
"support" qui peut mener à la "compréhension", à l'union
transcendante (c'est d'ailleurs le sens profond du verbe comprehendo qui signifie unir); il est un moyen, et non une fin en
soi. Ainsi, pas plus que l'on ne doit confondre le symbole et ce qu'il
symbolise, l'on ne doit prendre le savoir ou son expression pour la
"connaissance" elle-même.
Le savoir, fruit
de l'analyse, ne fait que rendre compte d’une objectivation des multiples
aspects de la "réalité" par un sujet qui le reçoit. La
"connaissance", par contre, est le "lien" qui réalise
l'identification du "Connaissant" et du "Connu" (le
"Connaissant" s'identifiant au "Connu" par la
"connaissance" elle-même). On peut d'ailleurs utilement faire état de
certaines analogies entre d'une part le savoir et la "connaissance"
et d'autre part les processus mathématiques de la sommation et de
l'intégration.
La sommation est
un calcul progressif, opérant terme à terme, qui ne permet d'obtenir qu'une
valeur approchée (c’est-à-dire incomplète puisque la sommation ne peut
atteindre à son indéfinité de termes). L'intégration est un calcul global qui,
totalisant une indéfinité de termes, aboutit par le "passage à la
limite" à une valeur exacte (c’est-à-dire complète). On peut, à titre
d'exemple, citer la formule du "tétragonisme arithmétique" (2) qui,
conjuguant ces deux calculs, donne une bonne illustration de leurs capacités
propres. Le premier membre de cette formule qui résulte de l'intégration d'une
sommation donne la valeur exacte de ce rapport qui est alors représenté par la
lettre π (cette lettre est une application au plan mathématique de la notion de
symbole; elle représente un nombre qui bien que parfaitement défini est numériquement
inexprimable). Le deuxième membre qui est une sommation d'intégrations permet
d'aboutir à la valeur approchée de ce même rapport (la détermination de cette
expression numérique, inévitablement approchée puisque l'expression complète
qui répond à l'égalité ne peut être atteinte qu'à l'épuisement de l'indéfinité,
est la raison d'être de cette formule. Cette valeur approchée permet en effet,
dans la pratique, de quantifier toute expression où ce nombre intervient).
Ainsi, le savoir
théorique s'apparente à une sommation de vérités partielles dont la résultante
ne peut être que relative. La "connaissance" effective, par contre,
réalise une véritable synthèse dont l'aspect totalisant l'identifie à une
intégration de la Vérité.
Si nous
considérons, plus en détail, le déroulement même de l'intégration, nous y
distinguons d'une part une phase de mise en forme de ce qui est à intégrer, et
d'autre part une phase d'identification avec une intégrale connue qui effectue
l'intégration proprement dite.
Le savoir
théorique n'a qu'un rôle simplement préparatoire (3). Il aide à poser
l'"équation" de l'être. Tout le travail intérieur que l'être doit
entreprendre répond à cette recherche de l'intégrale connue (son antériorité
étant la marque de ce qui est alors en puissance de réalisation).
L'identification qui accomplit l'intégration est le symbole même de la
"compréhension". L'être, réalisé dans cet instant d'éternité (libérateur
de toutes conditions limitatives), se "re-connait" effectivement.
"Quiconque
comprend ce suprême Brahma est
effectivement Brahma" (4).
Cette
"re-connaissance" réduit l'apparente dualité de l'être, qui s'impose comme
"sujet", et de la "connaissance", qui n'est perçue que
comme "objet" de savoir. La "compréhension" réalise
pleinement l'identification du "Connaissant" (qui est analogiquement
l'"équation" à intégrer) et du "Connu" (qui est alors
l'"intégrale" de référence) par la "connaissance" qui
l'accomplit dans son infinitude (qui est ainsi le "domaine"
d'intégration). Ce qui était en puissance de "connaissance" se
"révèle" effectivement. Cette "reconnaissance" qui est
plénitude de la "connaissance" ne saurait être confondue avec un
"omnisavoir". L'être qui se réalise par la "connaissance" intégrale
n'en devient pas pour autant un érudit. Son savoir reste limiter à ses
possibilités individuelles. Pour prendre un exemple dans le domaine du langage,
si l'on peut dire que l'être réalisé a le "don des langues" (au sens
où il trouve les formes adéquates d'expression de la vérité dans les langues
dont il a le savoir), il ne saurait avoir le savoir de toutes les langues.
Ce point
développé, reprenons le cours de ce très bref aperçu sur la fonction symbolique
du langage qui, prenant appui dans une langue moderne - en l'occurrence le
français - ne pouvait qu'en négliger un aspect important. Cette langue profane
essentiellement analytique (5) a en effet perdu tout pouvoir
"rituel". Chaque chose est par la loi de "continuité" (qui
établit la réductibilité dans le "Tout".) un reflet du Principe qui exprime
selon son ordre un aspect de la "réalité" (le "réel" étant
ce qui "réalise" l'infinitude de l'"Infini".). Interpréter
authentiquement cette expression, c'est en atteindre l'entière vérité. La
Vérité est "Une"; chaque chose, accomplissant cette Unité
fondamentale, en est pleinement le symbole (6). L'homme qui participe de cette
même réalité symbolique est "naturellement" fait à l'"image de
Dieu" (7). Le langage dans sa primordialité, en tant qu'aboutissant de la
projection de la "Conscience" universelle, participe de cette même
"réalité" (8). Ayant sa source dans l'Esprit, sa forme subtile dans
la pensée, son expression sensible dans la parole, il peut tracer une voie (qui
est proprement "ascendante".) d'union dans le Principe qui n'est
autre que celle suivie par l'acte créatif (parcourue dans un sens
"descendant".).
La récitation
basée sur la science du "rythme" de certaines paroles, symbole de cet
acte créatif primordial, rend effective cette voie d'union. Ainsi en est-il des
mantras (9) dont "la récitation
a pour but de produire une harmonisation des divers éléments de l'être, et de
déterminer des vibrations susceptibles, par leur répercussion à travers la
série des états, en hiérarchie indéfinie, d'ouvrir une communication avec les
états supérieurs" (10).
Le langage est
ainsi un "moyen", en tant que véhicule d'un enseignement théorique
mais aussi en tant que "support" rituel, qui doit tendre à restituer l'être
dans cette "communication" effective en Brahma.
(1). De même que le
"formel" est une possibilité, l'"informel" en est une
également, d'autant plus qu'elle présente un degré moindre de détermination, et
qu'elle est ainsi plus principielle. Nier le "possible" comme tel,
c'est, en fin de compte, vouloir nier l'infinitude de l'"Infini".
(2). Etablie par Leibniz, elle vise à la détermination de la valeur du
rapport de la circonférence d'un cercle à son diamètre, et peut s'énoncer
ainsi: π /4 = 1- 1/3 + 1/5 -1/7 +....+ (-1) 1/2n+1 +....
(3). Le considérer comme une fin en soi, c'est se perdre dans l'analyse
érudite qui détourne de toute véritable synthèse: fruit d'une
"compréhension" authentique et en elle-même inexprimable.
(4). "Sa yo ha vai
tatparamam Brahma veda Brahma-eva bhavati". Mundaka upanishad (III, 2, 9).
(5). La volonté d'analyse est en fait réductrice de la puissance
symbolique d'une langue. Ainsi l'existence de termes abstraits n'est-elle le
signe que d'un oubli des correspondances entre les différents degrés de la
"réalité". Le "concret", qui est un reflet des principes,
en est ainsi un exact symbole. On peut citer cette phrase de la "Table
d'Emeraude": "ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce
qui est en haut est comme ce qui est en bas". Ainsi par cet effet d'image
inversée ce qui est du domaine sensible doit pouvoir suggérer le domaine
spirituel qui lui est principiel, jouant alors son rôle véritable de symbole.
(6). C'est d'ailleurs le sens du terme grec sumbolon qui désigne "ce qui doit être uni". Ainsi le symbole est bien ce
qui doit témoigner de la "continuité", de l'unité. On peut y opposer
cet autre terme grec diabolos qui
désigne "ce qui désunit". Le "diabolique" est donc cela
même qui ignore la réalité du "symbolique", qui s'égare dans la
"discontinuité".
(7). Genèse, 27;
"image" d'autant plus directe que l'homme occupe une position
centrale dans le macrocosme.
(8). Le "nom" fondamental est l'expression sonore, la
résonance de l'essence même de ce qui est nommé. Ainsi Adam peut-t-il nommer
tout ce qui lui est présenté puisqu'il en connait la nature profonde (Genèse, II, 19-20). Toute langue
authentiquement sacrée, fruit d'une révélation et par là même reflet de la
langue adamique, participe de cette puissance opérative qui peut permettre
d'agir sur les choses par le pouvoir du "nom".
(9). Terme dérivé de cette même racine MAN, le suffixe tra
ayant une valeur instrumentale.
(10). R. Guénon, "la langue
des oiseaux", le "Voile
d'Isis", nov. 1931; repris dans l'ouvrage posthume "Symboles fondamentaux de la Science Sacrée",
établi par M. Vâlsan, Ed. Gallimard, Paris, 1962, p.77.
LES
ASPECTS DE LA "COMMUNICATION"
Comprenant que
l'être n'est en rien séparé du Principe, qu'il "communique" de toute
éternité, on peut être amené malgré tout à formuler cette question en apparence
contradictoire: si la "Communication" est l'état permanent de l'homme,
pourquoi n'en "éprouve"-t-il pas toute la réalité?
Mais
"qui" s'interroge ainsi? Poser une question, c'est se déterminer comme
"sujet" en attendant l'objectivation d'une réponse. Or la
"Communication" est au-delà de toute dualité. Et ce n'est pas
l'individu en tant que tel qui "communique" mais bien l'"Homme
universel". Si l'homme n'en "éprouve" pas toute la réalité,
c'est qu'il s'identifie faussement à son individualité (en se posant comme
"sujet".), qu'il s'y limite. Or cette limitation a pour conséquence
de le laisser dans l'ignorance de sa véritable nature d'"Homme
universel", et par là même de faire que son individualité soit
"imputée" d'une réalité qui n'est pas sienne. Il lui
"surimpose" ainsi une "séparativité" illusoire (telle que
celle du "moi" et du "non-moi"). Cette "surimposition",
ou fausse "imputation", que Shankarâchârya nomme adhyâsa (1) a pour effet de plonger l'homme dans une ignorance qui
le prive de toute "Communication" effective.
"Prenant à tort jîva (2) pour le Soi (Âtmâ) (3), l'homme est effrayé, comme une
personne qui, par erreur, prend une corde pour un serpent. Mais il est tout à
fait libéré de la peur (4) s'il se connait non en tant que jîva mais en tant que le suprême Soi (Parâtmâ)" (5).
(1). Littéralement
"sur-imposition" (adhi-âsa).
Voir sur cette notion importante l'introduction de son "Brahmasûtrabhâshya".
(2). Le "vivant", c’est-à-dire ce qui est soumis aux
conditions propres à l'état humain.
(3). C’est-à-dire, le Principe permanent et transcendant, l'Esprit
universel, dont le jîva n'est qu'une
"modification" transitoire et contingente.
(4). L'homme, identifié à jîva,
craint la mort qui est l'instant de la dissolution de cette individualité qu'il
croit être son unique réalité. Il se condamne ainsi à la peur qui est toujours
liée à l'angoisse de la mort.
(5). Shankarâchârya, "Atma-bodha
(la connaissance du Soi)", strophe 27.
Bien que la
"connaissance" soit l'état "naturel" (8) de l'homme, c'est d'une
certaine façon par l'"attraction" (ce que l'on désigne comme la
"chute") du manifesté qu'il est ainsi plongé dans l'illusion de la
"séparativité". L'homme est comparable à celui qui, ignorant qu'il peut laisser ses yeux ouverts,
ne contemplerait pas la lumière. Il ne lui manque rien; ses facultés visuelles
sont intactes. Il ne doit rien faire de particulier, si ce n'est de cesser de
maintenir ses paupières fermées. De même qu'ouvrant les yeux il contemple
effectivement ce qui n'avait cessé d'être, de même l'homme reconnaissant sa
véritable nature dissipe les ombres de l'illusion (9), et s'affranchit ainsi de
cette "attraction" d'ignorance.
L'homme qui
s'identifie à son individualité, en s'y réduisant, ne peut s'affranchir de ce
qui la conditionne. Que cette individualité souffre, et c'est "lui"
qui se croit condamner à cette souffrance (10). Or l'être, établi effectivement
dans le "silence", accomplit les possibilités de ce qui apparait comme
son individualité sans en être affecté.
"Lorsque
des femmes marchent avec une cruche pleine d'eau sur la tête tout en bavardant,
elles ne cessent pour autant de penser à leur charge, attentives qu'elles sont
à ne rien renverser. De même un sage qui se livre à ses activités n'en est
point affecté, car son esprit (mind)
demeure en Brahma" (11).
(8). Ou "primordial".
La "connaissance" (vidyâ)
est première et fondamentalement positive. L'ignorance est donc une absence de
jouissance de cette "connaissance". Elle n'a aucune réalité positive;
c'est une non-connaissance (avidyâ).
(9). Comme les prisonniers de la caverne platonicienne ("La République", ch. VII) qui,
libérés de leurs chaines, contemplent dans la "lumière" la
"réalité" des choses.
(10). Si la souffrance, que l'on ne saurait nier, affecte l'individu,
elle ne peut atteindre l'être dans son intégralité.
(11). Extrait des "Talks
with Shrî Râmana Maharshi", sri Ramanasramam, Tiruvannamalai, 1984.
Rendue à la
réalité qui est la sienne, l'individualité ne constitue pas en elle-même un
obstacle. Mais c'est bien l'illusion qu'elle engendre, conséquence du processus
même de la manifestation, qui peut plonger l'être dans cette apparente
"discontinuité". La manifestation est le fruit d'une polarisation
principielle (représentée par les deux courants cosmiques respectivement
constructeur et destructeur) qui l'engendre dans sa diversité. Cette
multiplicité produite à toutes les apparences d'une "division" (d'une
partition irréductible) pour l'être qui ignore qu'elle résulte d'une projection
de l'Unité principielle. L'être individuel participe alors de cette diversité
développant ainsi les possibilités qui lui sont propres et qui concourent à la
réalisation de l'harmonie universelle.
La vocation de
l'homme est d'accomplir ce qui doit être, sa suprême liberté est de
"comprendre".
L'être
individuel se distingue du Principe autant qu'une goutte d'eau peut se
distinguer de l'océan. Il s'accomplit comme celle-ci participe du mouvement
marin. L'être qui dans la "compréhension" réalise l'union effective dans
le Principe s'identifie à son Universalité, comme la "goutte d'eau" à
l'océan. S'identifiant à l'océan, elle est elle-même l'océan en y devenant le
moteur même (océan: symbole de la manifestation du Principe qui en est le
"moteur immobile". Ceci ne veut nullement dire que l'être individuel
est devenu le Principe, ce qui serait absurde, mais que l'individu (la goutte
d'eau) a perdu toute illusion de "séparativité".).
L'accomplissement
et la réalisation (qui est celle de la "compréhension" effective)
sont ainsi les deux envisagements de la "volonté" de l'homme en ce
qu'il accomplit son destin, et réalise la Providence.
L'être humain
est, par l'effet de la "chute", plongé dans une
"communication" virtuelle. Sa "volonté" ne tend qu'à le
restaurer dans l'intégralité de la "communication" effective selon un
mode correspondant à sa nature propre (qui répond à la nécessaire diversité des
êtres, et s'exprime dans une égale multiplicité de "voies"
réalisatrices).
La tradition (12),
dans sa forme d'expression hindoue, distingue une triplicité de principes
cosmiques (13), aspects de l'Être universel (14), qui sont: Brahmâ
(15) le générateur des êtres, Vishnu
le conservateur des êtres et Shiva le
destructeur (16) des êtres. Régi par cette triplicité principielle, chaque être
y trouve la détermination de son mode propre d'accomplissement et de
réalisation.
(12). Au sens étymologique, c'est "ce que l'on transmet" (tradere). La tradition est l'expression
d'une "révélation" fondamentale que l'humanité transmet dans une
pluralité de formes propre à chaque société, formes qui sont ainsi authentiquement
traditionnelles. La tradition est ainsi "expression" de la vérité.
(13). Ou Trimûrti (le mot
mûrti ayant le sens de détermination, d'aspect).
(14). C'est-à-dire Îshvara
qui est ainsi la première détermination de son aspect proprement ontologique.
(15). Reflet de Brahma dont
il est une détermination (celle-ci s'exprimant par une détermination
correspondante du genre: Brahma est
en effet du genre neutre, et Brahmâ
du genre masculin).
(16). Ou le "transformateur" des êtres; "celui" qui
fait aller au-delà de la forme.
La voie
"vishnouïte" s'accomplit dans la "perfection passive". La
"communication" s'y actualise dans son aspect plus particulièrement
"relationnel". L'être participe de la "réalité"; il la
partage. C'est d'ailleurs le sens de la racine sanscrite BHAJ dont dérive le terme bhakti
qui sert à désigner cette voie. Il participe ainsi à des rites que l'on peut
adéquatement qualifier de "religieux" (au sens où la religion est
"ce qui relie" : religo),
et qui tendent à une revivification de la "relation" dans le
Principe. L'être marque ainsi son appartenance à la "communauté", symbole
de l'Unité principielle. Il "communie" au sens profond du terme.
Dérivé du latin com-muni-co, ce terme
marque la réalisation de l'union, de la "communion" (du latin com-muni-o, synonyme de com-muni-tas, qui désigne la
"communauté"). Cette "participation" où l'être reste dans
le domaine de la foi, s'adresse à tous. Son savoir est, pourrait-on dire, une
connaissance par reflet elle-même fondement de sa croyance. Cette voie de bhakti rend ainsi compte des attitudes diverses
de ferveur "fusionnelle" et de mysticisme (le mysticisme étant
l'expression extrême de cette "participation" passive où subsiste
malgré tout une certaine irréductibilité individuelle comme le souligne le
terme même d'extase. L'extériorisation, liée à cette exaltation extatique où
l'être est littéralement "hors de lui", n'est ainsi nullement le
signe d'un dépassement définitif de l'individualité puisqu'elle la nécessite dans
son accomplissement).
La voie
"shivaïte" est celle de la "connaissance" effective (comme
le souligne le dérivé jnâna de la
racine JNA (connaître) qui sert à
qualifier cette voie). Réalisant la "perfection active", elle est la
voie d'identification dans le Principe. Fondamentalement initiatique, cette
voie rétablit l'être dans une "communication" active qui ne devient
véritablement effective qu'au terme de la réalisation de l'"Homme
universel". L'initiation restaure virtuellement l'être au centre de l'état
humain où la "communication" réelle s'actualise. Ce
"centre" est le pôle essentiel de l'individualité humaine, son point
de totalisation. L'homme, effectivement restauré en ce "centre",
s'identifie à l'archétype humain. Sa propre individualité, celle qu'il
manifeste substantiellement, n'est plus qu'un des aspects de cette
individualité intégrale.
"Cette
réalisation de l'individualité intégrale est désignée par toutes les traditions
comme la restauration de ce qu'elles appellent l'"état primordial",
état qui est regardé comme celui de l'homme véritable, et qui échappe déjà à
certaines des limitations caractéristiques de l'état ordinaire, notamment à
celle qui est due à la condition temporelle. L'être qui a atteint cet
"état primordial" n'est encore qu'un individu humain, il n'est en
possession effective d'aucun état supra-individuel; et pourtant il est dès lors
affranchi du temps, la succession apparente des choses s'est transmuée pour lui
en simultanéité; il possède consciemment une faculté qui est inconnue à l'homme
ordinaire et que l'on peut appeler le "sens de l'éternité" "(17).
Ayant atteint
cet "état primordial", l'être peut alors s'ouvrir à la réalisation
des états proprement supra-individuels. Il est alors véritablement "transformé"
au sens où il connait dès lors ses états "informels" (qui sont
au-delà de la forme: "trans-formels"). La réalisation ne deviendra
pleinement effective qu'au terme de l'union inconditionnée en Brahma (18). Au-delà du "silence du
silence", il est "Homme universel" qui se connait lui-même par lui-même
dans cette union du "Connaissant" et du "Connu".
Si d'une
certaine façon on peut voir, dans la distinction de ces deux voies, l'exposé
d'une certaine progression "réalisante", on ne doit, pour autant,
faire preuve d'aucun systématisme. Chaque être suit la voie qui lui est propre,
conjuguant ces deux aspects "passif" et "actif",
"conservateur" et "transformateur", qui l'accomplissent et
le réalisent.
(17). R. Guénon, "La Métaphysique orientale", Ed.
Traditionnelles, Paris,
1979, p.17.
(18). C'est-à-dire au-delà de la manifestation formelle et informelle,
comme au-delà du manifesté et du non-manifesté.
LE
MONDE INTERMEDIAIRE
S'il est des
obstacles à la "communication" effective, ils ne peuvent être le fait
que de l'homme individuel qui, confondant ce qu'il pense être avec ce
qu'"Il" est réellement, s'inflige des limitations qu'il cherche
ensuite à dépasser, engendrant ainsi une illusion d'autant plus tenace qu'il la
nourrit en croyant la détruire (1). Ainsi l'homme non réalisé est-il à lui-même
son propre obstacle.
Prenant appui
dans le domaine sensible, l'"intégration" réalisatrice doit s'étendre
au plan psychique, atteignant dans son accomplissement à l'universalité du
spirituel. Mais tant qu'il n'est pas définitivement affranchi de la condition cosmique,
l'être reste soumis à l'"attraction" du manifesté, et notamment à
celle du domaine subtil.
Intermédiaire
entre le corps et l'Esprit, la "psyché", par son "étendu" et
les possibilités indéfinies qu'elle développe, reste le "lieu" de
tous les errements. Tout enseignement authentique qu'il soit théorique ou
proprement opératif ne fait qu'aider à la "traversée" de ce plan
psychique, de ce que la tradition désigne comme le "monde
intermédiaire": "traversée" qui accomplit la totalisation de
l'être en le menant à son universalité.
Le psychique
n'est donc qu'un intermédiaire qui ne peut être une fin en soi. Il doit, comme
le domaine corporel, jouer un rôle de support, mais aussi de moyen (2). L'homme
doit ainsi concevoir sa raison comme un moyen vers la
"compréhension". Le "raisonnable" n'est pas le
"connaissable". Ce qui est formel (et donc limité) ne saurait
"saisir" l'illimité. Toute la puissance de la raison est dans la
perception de ses limites. Si la raison peut être la source d'un réel savoir, c'est
par l'éveil de ses facultés supra-rationnelles que l'être s'ouvre à cette
"connaissance" qui l'investit de son "autorité" véritable.
Fondée sur les
principes eux-mêmes dont l'universalité lui confère l'infaillibilité (3),
l'"autorité" est une émanation directe de la Vérité. La Vérité qui
est "Une" n'est pas systématique mais intégrale. Son universalité lui
donne cette faculté de rendre compte d'une infinité d'aspects, sans en
privilégier aucun. Invoquer cette "autorité", c'est donner à la
Vérité une forme d'expression, et par là même savoir repousser l'intolérable.
La tolérance, au vrai sens du terme, est reconnaissance et acceptation de ce
qui est expression de la Vérité (4). Ignorer toute référence aux principes,
refuser toute invocation de l'"autorité" (5), c'est devoir tolérer
l'intolérable. La tolérance n'ayant plus aucun sens puisqu'il n'y a plus rien
qui puisse faire obstacle à l'intolérable. En effet faire preuve de tolérance,
c'est devoir se référer à quelque chose de "fondamental", ceci ne
pouvant être que l'invocation des seuls principes universels.
(1). On donne ainsi d'autant plus de réalité pour mieux la saisir à
quelque chose que l'on veut éliminer. L'individualité devient alors d'autant
plus présente et imposante que l'on veut la réduire à ce qu'elle est.
(2). Tel doit être, si l'on considère notamment le psychisme humain, le
rôle de la conscience individuel, de la raison, de la mémoire ou de
l'imagination.
(3). L'universalité des principes, réduisant toutes les contradictions,
toutes les limitations, réduit par là même toutes les formes d'erreurs.
(4). Telle est l'attitude des différentes formes traditionnelles
authentiques qui, reconnaissant leur unité transcendante, se
"tolèrent" en tant que formes d'expression de la Vérité révélée.
(5). "Autorité" éminemment spirituelle qui ne saurait être
assimilée à la recherche d'un quelconque autoritarisme.
Confronter à
l'omniprésence des "systèmes", l'individu ne peut plus rien concevoir
qui ne soit systématique. Toute théorie, aussi précise soit-elle, ne peut pas
ne pas contenir un certain degré d'incertitude. Croire que l'on peut négliger
cette incertitude, c'est aboutir à ce paradoxe où ce qui apparait alors comme
pratiquement vrai est en réalité totalement faux (c'est d'ailleurs bien au nom
d'une efficacité pratique que l'on s'arroge le droit de bafouer la vérité).
Tout système se proclame ainsi vrai bien qu'il croit l'être à une
"indéfinitude" près (que l'on veut assimiler d'ailleurs à un
indéfiniment petit).
Considérons l'un
des postulats (l'un des plus caractéristiques) de ce que l'on nomme les
sciences humaines: celui qui veut faire de l'homme l'équivalent d'un composé
corps-psyché (l'Homme est ainsi réduit à l'"humain"). Cette théorie
lui dénie toute spiritualité réelle, et si elle envisage les prolongements de
sa conscience individuelle; elle ne lui reconnait qu'une subconscience
(c’est-à-dire de l'infra-conscient, mais aucun supra-conscient).
On peut être
frappé de l'assentiment rencontré par cette théorie auprès de l'homme moderne.
Mais cela n'est surprenant qu'en apparence. Son caractère simplificateur y est
ainsi pour beaucoup; on définit en effet d'autant plus facilement ce que l'on a
arbitrairement limité. Notre époque est surtout attentive à l'ordre phénoménal
(6), à tout ce qui a trait au domaine tangible, et cette vision de l'homme
répond tout à fait à cette exigence. Cette théorie est le résultat de multiples
"actions et réactions concordantes" qui font qu'elle devient tour à
tour objet ou facteur d'influences. Il y a en effet une profonde interaction
entre la nature des êtres et les conditions spécifiques au milieu où ils
évoluent. Ainsi l'homme moderne qui explore son psychisme ne peut-il rien faire
d'autre que de confirmer la théorie puisqu'il en subit l'influence. Qu'il soit
convaincu que sa psyché n'est que conscience et subconscience ne change rien à
ce qu'il en est véritablement. Mais insistons sur ce point fondamental.
Il est
impossible, au sens où c'est un pur néant, de considérer l'homme comme une
entité irréductible; cette considération ayant pour résultat absurde de vouloir
limiter l'"Infini"
L'homme n'est
donc que très approximativement ce composé corps-psyché.
Cette approximation et le degré
d'incertitude qui en résulte portent donc sur ce qui est hors du champ
individuel, sur ce qui est au-delà de l'ordre phénoménal, au-delà du domaine
quantifiable. Ce degré d'incertitude que l'homme moderne veut considérer comme
rigoureusement nul, porte ainsi sur l'essence même de l'être, sur ce qui l'unit
au Principe.
Ignorante des
causes premières, la science moderne est impuissante à rendre compte de toute
l'"étendu" des "objets" dont elle croit faire l'étude. Cette
ignorance liée à son défaut d'"autorité", à son absence de référence aux
principes, la rend incapable d'atteindre à une véritable synthèse. L'analyse, où
elle se perd, ne peut produire qu'un catalogue de faits sans aboutir à une
réelle compréhension d'ensemble. Si l'"inférieur" est un reflet du
"supérieur" puisqu'il en tire sa raison d'être, considéré en
lui-même, il n'est plus qu'une simple apparence. La science moderne qui ignore
le "supérieur" ne saurait être un moyen, un support vers la
"connaissance" authentique. Elle n'est ainsi qu'application d'un
savoir plus que relatif à des ambitions uniquement pratiques (même si l'on veut
parler de recherche fondamentale, c'est toujours dans ce même souci de
résultats pratiques).
L'un des tous
premiers obstacles à la réalisation de cette "communication" effective
réside donc dans l'ignorance de sa possibilité même. L'homme moderne, convaincu
qu'il est de devoir satisfaire à ses désirs les plus extérieurs (7), néglige
ainsi celui qui est en fait le plus essentiel; celui qui satisfait, les
satisferait tous. Mais qu'il ait une certaine préscience de sa transcendance, et
qu'il s'engage dans cette recherche de la réalisation, l'homme est alors confronté
aux dangers du "monde intermédiaire".
On ne saurait
faire l'inventaire de toutes les formes d'égarement qui le menacent. Des plus
grossières où la "communication" authentique est confondue avec
certains états émotionnels; l'individu se veut alors en communion avec la
nature (confondant ainsi la réalisation elle-même avec un vague sentiment qui ne
peut être le signe d'une "communion" authentique et universelle).
Mais le plus généralement l'égarement résulte d'une confusion du psychique et
du spirituel; confusion qui n'est pas étrangère à la négation pure et simple du
spirituel puisqu'elle enferme l'être dans sa psyché: le "psychologique"
doit, soi-disant, tout expliquer. Et si l'être recherche une certaine unité
harmonique, la psychanalyse est là pour l'entrainer dans une errance indéfinie
par les méandres de sa subconscience qui le détourneront de l'idée même d'une
possible unification de l'être.
Cette ignorance
du spirituel est également le fait de très nombreuses "écoles" qui se
donnent pourtant comme ambition de parvenir à cet éveil de l'Esprit.
Considérant à tort la réalisation comme la juste récompense des efforts liés à
la pratique de certaines techniques corporelles et psychiques, ils en arrivent
tout simplement à prendre ce qui n'est bien que l'effet de ces pratiques pour
la réalisation elle-même. Ainsi ce qui ne devait être qu'un moyen tout
contingent devient une fin en soi.
La réalisation
est la reconnaissance de la "réalité" ultime et permanente de l'être.
Etant en elle-même totalement inconditionnée, elle ne saurait être la
conséquence de quoi que ce soit. Si l'on peut parler d'un certain devenir,
c'est dans l'élimination progressive de l'ignorance (c'est-à-dire dans la
négation d'une limitation). Cet effort, s'il peut être nécessaire, ne saurait
être une fin en soi, et les effets qui peuvent en résulter ne présage en rien
d'une quelconque réalisation spirituelle. Ces effets qui peuvent donner à celui
qui les éprouve certains "pouvoirs" sont bien plutôt de nouveaux
obstacles qui doivent être, à leur tour, dépassés.
Parmi les
"techniques" ainsi déviées, on peut citer le cas très caractéristique
du Yoga qui, dans ses multiples
formes, est assimilé à une gymnastique corporelle et psychique. Qu'il puisse
produire des "effets" que l'on peut voir comme bénéfiques dans ces
deux domaines ne doit pas faire perdre de vue que son but est tout autre. Le Yoga n'est nullement une thérapie, mais,
tout au contraire, un moyen traditionnel de réaliser l'"union" dans
le Principe (8): moyen qui par une harmonisation corporelle et mentale ouvre la
voie au plan spirituel.
Symbole de
l'illimité, le spirituel ne peut être défini, son universalité le place au-delà
de tout état limité et formel. Transcendant l'individuel, il est hors de toute
forme, inexprimable.
C'est dans
l'éveil de l'"intuition" intellectuelle que s'évanouit l'illusoire "séparativité".
De nature supra-individuel, à la fois puissance de synthèse et pôle de
"compréhension", l'"intuition", symbole même de
l'intellection, ne doit en rien être confondu avec un quelconque instinct ou
pressentiment. Transcendant les plans sensible et psychique, elle est la voie
de l'illumination spirituelle.
L'"intuition"
s'éveillant là où souffle l'Esprit, la Tradition n'a ainsi d'autre vocation que
de transmettre dans le geste rituel une "influence" spirituelle,
source d'éveil et de réalisation
Porté par cette
"influence", l'être peut dès lors s'aventurer dans la traversée du
"monde intermédiaire": traversée que l'on représente
traditionnellement par une navigation sur les "deux Océans" (9).
Parcourant l'"Océan d'en bas", l'être y épuise ses possibilités
infra-humaines (l'homme moderne, loin de tendre vers cet épuisement des
possibilités inférieures, ne fait bien souvent que de s'y perdre). S'il peut en
atteindre la surface, ce n'est qu'au terme d'une totalisation de l'état humain
qui le restaure dans l'"état primordial". "Marchant" sur
ces "eaux inférieurs", il s'ouvre alors au domaine spirituel et
s'élève dans l'"Océan d'en haut", "lieu" des états
supra-individuels (10). Parachevant cette traversée, l'être s'affranchit alors
définitivement du plan manifesté et s'identifie dans le Principe, terme de sa
"délivrance".
(6). Dérivé du grec phainesthai
(apparaitre), le phénomène n'est ainsi qu'une apparence.
(7). Sans cesse entretenus et multipliés, le privant ainsi de toute
satisfaction libératrice.
(8). C'est d'ailleurs le sens littéral du terme Yoga qui dérive de la racine YUJ
(unir).
(9). Symbole du "monde intermédiaire" : entre le Ciel et la
Terre où "l'Esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux" (Genèse, I, 2). L'Esprit se meut alors
dans l'"Océan d'en haut" au-dessus de l'"Océan d'en bas".
(10). On peut citer ce passage de l’Évangile
selon saint Matthieu (XIV, 28-29): "Pierre prenant la parole:
"Seigneur, dit-il, si c'est vous, ordonnez que j'aille à vous sur les
eaux". Il lui dit: "Viens!" et Pierre, étant sorti de la barque,
marcha sur les eaux pour aller à Jésus".
LES
DEGRES DE LA "COMMUNICATION"
Si l'on cherche
à savoir ce qui différencie l'être réalisé de celui qui ne l'est pas, on doit,
en vérité, convenir que si cette différence existe elle n'a pour toute réalité
que l'étendue d'une illusion (le comportement et les pensées que l'on
n'envisage que comme des effets de cette illusion cosmique sont eux aussi
illusoirement interprétés). Parler de degré, c'est envisager une disparition
progressive de cette différenciation illusoire. Progression qui reste toujours
relative vis à vis de l'instantanéité inconditionnelle de la réalisation (progression
comparable à celle du prisonnier qui tranche un à un les liens qui l'entravent sans
être libéré pour autant. La réalisation serait alors comme une prise de
conscience du prisonnier qui, instantanément et à n'importe quel instant de son
illusoire détention, comprendrait que ses liens n'étaient pas de réelles
entraves et que rien, en vérité, ne s'était jamais opposé à sa liberté). En
effet si la "communication" est, en application du principe de
"continuité" absolue, la "réalité" permanente de l'être; sa
réalisation effective est vécue comme une discontinuité immédiate ou plus précisément
comme une discontinuité de la discontinuité illusoire (c'est-à-dire comme une
reconnaissance effective de la "continuité"). Cette réalisation n'est
donc pas le terme de cette progression; mais les degrés qui résultent de
celle-ci n'en sont pas moins nécessaires puisqu'ils la préparent.
L'être tend
ainsi vers sa libération, qui est "compréhension" de ce qu'il est et
accomplissement de ce qui doit être, par des "stations"
d'identification à des niveaux de moins en moins relatifs et déterminés de la
"réalité". Référons-nous à ces deux réponses de Râmana Maharshi qui
mettent l'accent sur cette notion du "réel" et du relatif. A une
question sur la réalité d'Îshvara (L'Être
pur, première détermination de Brahma),
de Vishnu (une des déterminations d'Îshvara) et de leurs demeures sacrées,
Râmana Maharshi répondit:
"Ils sont
aussi réels que vous dans votre corps" (1).
Ce
"vous" intègre ainsi l'ensemble des aspects relatifs en
indétermination croissante qui mène à Brahma.
Dans une autre
conversation, un autre interlocuteur posa ainsi sa question: "Brahma (l'Esprit suprême) est réel. Le
monde (jagat (2)) est une
illusion". Telle est l'expression consacrée de Shrî Shankarâchârya.
Cependant d'autres affirment que le monde est réel. Laquelle de ces deux
affirmations est vraie ?". A quoi Râmana Maharshi répondit: "les deux
affirmations sont vraies. Elles correspondent à des degrés distincts de développement
et se rapportent à des points de vue différents. L'aspirant part de cette
définition: ce qui est réel, l'est perpétuellement. Alors il élimine le monde
comme irréel puisque celui-ci change continuellement. Il ne peut être réel, pense-t-il;
"ni ceci, ni cela!". Le chercheur atteint finalement le Soi (3), et
découvre à ce stade que l'Unité est ce qui prévaut. Alors ce qu'il avait primitivement
rejeté comme irréel lui apparait maintenant comme participant de l'Unité.
Faisant partie de la "réalité", le monde est également
"réel". Dans la réalisation du Soi, il n'y a que l'Être et rien que
l'Être" (4).
Cette réponse
permet d'ailleurs de mieux cerner la thèse de Shankarâchârya. Car dire que le
monde est une illusion, ce n'est pas affirmer qu'il est irréel mais c'est, bien
au contraire, lui reconnaitre cette réalité relative qui est la sienne.
Symboliser le monde par cette idée d'illusion, c'est amener vers l'exacte
compréhension de ce qu'il est, en se détournant de ce qu'il n'est pas. Le monde
est un reflet. Shankarâchârya, dans l'introduction de son commentaire aux Brahma-sûtras, cite, pour mieux définir
la "fausse imputation" (adhyâsa),
l'exemple classique de la nacre prise pour de l'argent (la surface nacrée d'un
coquillage peut être ainsi prise pour une feuille d'argent). Appliqué au monde
cet exemple peut se transposer ainsi: le monde dans sa relativité est
comparable au reflet de la nacre. Prendre ce reflet pour celui de l'argent,
c'est lui "surimposer" une réalité qui n'est pas la sienne; mais,
correctement perçu, ce reflet reste toujours illusoire vis à vis de sa Source, c’est-à-dire
vis à vis du Principe.
Cette voie
progressive vers la "compréhension" suit donc l'accomplissement des
possibilités de l'être. Le franchissement d'un degré est pour lui le fruit d'un
approfondissement de sa connaissance. Car c'est bien par la compréhension que
l'être franchit ces différentes "stations", par une assimilation de
ce qui est mis dans son champ propre de "reconnaissance" (qui est le
"lieu" d'identification).
"S'il en
est ainsi, c'est que toute connaissance vraie et vraiment assimilée est déjà
par elle-même, non une réalisation effective sans doute, mais du moins une
réalisation virtuelle, si l'on peut unir ces deux mots qui, ici, ne se contredisent
qu'en apparence; autrement on ne pourrait dire avec Aristote qu'un être "est
tout ce qu'il connait"" (5).
Cette
affirmation d'Aristote, comme l'a d'autre part souligné René Guénon (6), ne
fait que formuler le principe d'identification par la "connaissance" qui
est à la fois déroulement et terme de la réalisation métaphysique (si le but
ultime répond à la réalisation effective, le déroulement marque les étapes de
ce qui a été qualifié de "réalisation virtuelle").
(1). Extrait des "Talks with
Shrî Râmana Maharshi", Ibid.,
p. 35.
(2). Littéralement "ce qui se meut", ce terme désigne
l'Existence universelle.
(3). C'est-à-dire le principe même de l'être, l'Âtmâ qui est identique à Brahma.
(4). Extrait des "Talks with
Shrî Râmana Maharshi", Ibid.,
p.41.
(5). R. Guénon, "Introduction
générale à l'étude des doctrines hindoues", Ed. Véga, Paris, 1983,
p.251.
(6). "La Métaphysique
orientale", Ed. Traditionnelles, Paris.
Ce déroulement
trace la voie propre de l'être dans l'enchainement de ses états d'être. Le but
ultime, en tant que réalité permanente de l'être, peut être ainsi réalisé dans
l'un quelconque de ses états d'être; mais il ne l'est "pratiquement"
qu'autant que l'être a épuisé les possibilités de manifestation qui le plonge
illusoirement dans cette virtualité (possibilités inhérentes à la nature de la
manifestation et qui infèrent dans la "pratique" cette
"surimposition".).
On ne saurait
rendre compte de la multiplicité des degrés, mais on peut, malgré tout, donner
quelques indications sur certaines étapes particulières. Ainsi convient-il
d'insister sur les trois degrés de connaissance mentionnés précédemment et qui
sont: bâlya, pânditya, mauna.
"Le premier de ces mots
désigne littéralement un état comparable à celui d'un enfant (bâla) (7): c'est un stade de
"non-expansion", si l'on peut ainsi parler, où toutes les puissances
de l'être sont pour ainsi dire concentrées en un point, réalisant par leur
unification une simplicité indifférenciée, apparemment semblable à la
potentialité embryonnaire. C'est aussi, en un sens un peu différent, mais qui
complète le précédent (car il y a là à la fois résorption et plénitude), le retour
à l'"état primordial" dont parlent toutes les traditions, et sur lequel
insistent plus spécialement le Taoïsme et l'ésotérisme islamique; ce retour est
effectivement une étape nécessaire sur la voie qui mène à l'Union, car c'est
seulement à partir de cet "état primordial" qu'il est possible de
franchir les limites de l'individualité humaine pour s'élever aux états
supérieurs" (8).
Le stade
ultérieur est représenté par pânditya
qui est proprement le "savoir". Le Pandit est celui qui, possédant la connaissance, est ainsi qualifié
pour la transmettre dans l'exact mesure bien sûr où elle est exprimable. "Il
a donc plus particulièrement le caractère du Guru ou "Maître spirituel"; mais il peut n'avoir que la
perfection de la Connaissance théorique, et c'est pourquoi il faut envisager,
comme un dernier degré qui vient encore après celui-là, mauna ou l'état de Muni,
comme étant la seule condition dans laquelle l'Union peut se réaliser
véritablement" (9).
(7). Cf. ces paroles de
l'Évangile: "le Royaume du Ciel est pour ceux qui ressemblent à ces
enfants... Quiconque ne recevra point le Royaume de Dieu comme un enfant, n'y
entrera point" (St. Matthieu,
XIX, 24; St. Luc, XVIII, 16 et 17).
(8). R. Guénon,"L'homme et
son devenir selon le Vêdânta", Ed. Traditionnelles, Paris, 1981,
p.196. L'auteur ajoute ceci en note: l'"état primordial", c'est
l'"état édénique" de la tradition judéo-chrétienne; c'est pourquoi
Dante situe le Paradis terrestre au sommet de la montagne du Purgatoire,
c'est-à-dire précisément au point où l'être quitte la Terre, ou l'état humain,
pour s'élever aux Cieux (désignés comme
le "Royaume de Dieu" dans la précédente citation de l'Évangile).
(9). R. Guénon, Ibid., p.197. L'auteur suit dans son commentaire sur
ces trois degrés le "Brahmasûtrabhâshya"
(III, 4, 47 à 50) de Shankarâchârya.
Cette
réalisation, cette "union", peut, comme nous l'avons vu, être effective
dans l'un quelconque des états d'être. On qualifie, ainsi de Jivan-mukta (littéralement "délivré
dans la vie"), l'être qui connait cette réalisation dans l'état humain.
Mais cette délivrance peut n'être acquise que dans un autre état d'être; on
doit dès lors parler d'une réalisation posthume vis à vis de l'état humain, qui
est notre état de référence (puisque c'est celui que nous connaissons
présentement). La mort n'est en effet que la modification d'un état d'être (qui
peut en être proprement le changement), comme la naissance n'était que le
passage d'un état d'être à un autre état d'être, en l'occurrence l'état humain.
Cette
modification dépend bien évidemment du degré de réalisation effectivement atteint
par l'être à l'instant de sa mort. Ainsi cet état posthume est-il bien
différent selon que l'être est ou non rattaché à une forme traditionnelle et
qu'il y suit une voie "active" ou simplement "passive".
Privé de toute
"influence" traditionnelle, l'être ne peut échapper à l'enchainement
de ses états manifestés. Suivant une voie profane, il ne peut prétendre à rien
d'autre qu'à une soumission à l'attraction cosmique.
Mais rattaché à
une forme traditionnelle authentique, sa condition posthume sera alors
directement liée à la nature des "influences" (subtiles et surtout
spirituelles) reçues. Dans leurs aspects religieux, c’est-à-dire exotériques,
ces différentes traditions ouvrent à des modalités posthumes spécifiques.
L'être peut être ainsi maintenu dans ses prolongements subtils (animiques)
jusqu'à la fin d'un cycle de manifestation (10) au terme duquel il sera ou
effectivement réintégré dans le Principe ou rejeté dans le monde manifesté (11).
Ces modalités spécifiques sont ainsi celles d'une réintégration
"passive" dans le Principe. Mais pour l'être qui suit une voie
initiatique, donc "active", son état posthume sera alors directement lié
à l'accomplissement de sa "délivrance graduelle" (krama-mukti); qu'il atteigne les ultimes
degrés, et sa mort pourra être le signe de sa "délivrance" effective.
Tel est le cas du Videha-mukta (littéralement
le "délivré hors du corps".) qui est, au terme de sa vie, restauré
dans l'état de Muni, dans la
"communication" effective (12).
(10). Qui peut être, selon les modalités propre à la forme
traditionnelle impliquée, la fin d'un cycle de notre monde ou la fin même de ce
monde.
(11).Ceci, si l'on se réfère à la tradition chrétienne, fait
directement allusion au "Jugement dernier".
(12). Voir sur cette question complexe des états posthumes l'ouvrage de
R. Guénon déjà cité: "L'homme et son
devenir selon le Vêdânta".
LA
"RELATION" HUMAINE
Nous n'avons
jusqu'ici considéré la "communication" que dans ses aspects les plus
essentiels, c'est-à-dire en ce qu'elle est symbole de
l'"identification" suprême. Mais elle est tout aussi expression de la
"relation" fondamentale dans le Principe, "relation" que
nous avions d'ailleurs, au début de ce texte, comparé à celle qu'établit le
rayon solaire avec sa source. Si dans cette correspondance le soleil représente
le principe de la manifestation
(Îshvara), le rayon, succession de points lumineux, peut figurer
alors l'ensemble des états manifestés de l'être (1). L'état humain n'est ainsi
représenté que par un point, germe symbolique, qui, en tant que pôle essentiel,
peut par son rayonnement propre réfléchi sur le champ substantiel en produire la
manifestation proprement dite.
Ce rayon qui est
ainsi symbole de la relation principielle doit être en conséquence figuré par
un axe vertical, signe de cette "communication" essentielle et
directe dans le Principe. Mais que peut-on dire du plan horizontal qui coupe
cet axe par ce point essentiel, symbole de l'état humain ?
Ce plan peut
n'être qu'une simple expansion de ce point central. On peut le considérer comme formé par un ensemble de
"points reflets" qui sont autant d'aspects de ce point central et
essentiel. Représentant la synthèse de l'état humain, ce point axial est ainsi
le symbole même de l'"état primordial". Il doit, par voie de
conséquence, pouvoir figurer l'homme archétypal (2).
Chaque "point reflet"
peut être alors le symbole d'une individualité humaine puisque celle-ci n'est
bien qu'un reflet, qu'un aspect de l'archétype.
L'axe horizontal
qui relit un point individualisant au centre archétypal doit être considéré
comme le signe de la "relation" humaine primordial. Suivre cet axe
horizontal, c'est vouloir s'identifier à l'"homme primordial" (2), état
qui, par une voie ascendante, mène à la réalisation de l'"Homme
universel". Faire le signe de la croix, c'est ainsi tracer la voie de la
"communication" authentique (3); c'est s'identifier à la source du
rayonnement principiel.
Nous avons eu précédemment à
considérer deux voies fondamentales de réalisation: la voie de jnâna et la voie de bhakti qui tendent dans leur spécificité à la reconnaissance de
cette "continuité" rayonnante. Chacune de ces voies peut alors être
mise en correspondance avec l'une des natures du rayonnement, respectivement
avec ses aspects de lumière et de chaleur.
Si toutes les
voies se confondent dans le même but ultime, elles n'y tendent pas avec la même
puissance. De même que dans tout rayonnement la lumière est plus essentielle
que la chaleur qui n'en est alors qu'une conséquence, de même la voie de jnâna, voie de la
"compréhension" (4), mène plus directement au but que celle de bhakti, voie de la
"participation" (5). On ne saurait d'autre part envisager ces deux
voies comme exclusives l'une de l'autre, pas plus que l'on ne saurait concevoir
le rayonnement sans la présence simultanée de ces deux natures. Si l'on peut
qualifier respectivement ces deux voies de "voie de la connaissance"
et "voie de l'amour", on ne doit pas pour autant perdre de vue que
ces qualificatifs désignent en fait le but lui-même (6) qui est:
"Infinitude", "Universalité", "Vérité",
"Connaissance" qui réalise l'identité ultime du
"Connaissant" et du "Connu", "Amour" qui mène à
l'"immortalité" (7).
(1). Conçus dans leur essentialité totalisante. Si l'on cherchait à
établir cette correspondance au plan macrocosmique, ce rayon représenterait
alors la "chaine des mondes", c'est-à-dire l'ensemble des mondes
manifestés que l'être peut parcourir dans l'enchainement de ses états.
(2). Le Manu ou Adam si l'on
se réfère à la tradition judéo-chrétienne.
(3) Qui dans la tradition chrétienne s'énonce comme la voie qui par le
Christ mène à Dieu.
(4). "Compréhension"
qui dans sa fulgurance illumine comme la lumière.
(5). "Participation" qui est fervente et fusionnelle comme la
chaleur.
(6). On pourrait plus exactement qualifier la voie de jnâna de "voie de la connaissance
et de l'amour lumineux" et la voie de bhakti
de "voie de l'amour et de la connaissance fervente".
(7). Au plein sens du terme, l'immortalité est alors affranchissement
de tout état conditionné. L'immortel est celui qui ne meurt plus, c’est-à-dire
celui qui ne connait plus d'autre cycle d'existence dont le terme est
inévitablement une mort. L'immortalité comme l'amour marque l'union ultime dans
le Principe. Cette identification s'exprime d'ailleurs dans la morphologie même
des mots comme l'ont souligné certains trouvères, ainsi l'amour (du latin amor) est "non-mort" (a-mors).
Ce but ultime
est réalisation de la "communication" effective. Il est contemplation
par l'"oeil du cœur" qui "perçoit" la
"connaissance" et "ressent" l'"amour" du
rayonnement principiel. Restauré dans l'"état primordial", au centre
de l'état humain, l'être s'élève à la réalisation de l'identification dans le
Principe par l'intellection du "cœur" de l'"Homme
universel" (8). Établi dans l'état de Muni,
Il est le témoin irradiant de la présence divine, source d'illumination
fervente dans la compréhension et l'amour rayonnants. Pour lui toute
"séparativité" a définitivement cessé; se "comprenant"
lui-même, il "comprend" effectivement toute chose (9).
La
"relation" humaine marque, comme nous l'avons vu précédemment, le lien
d'identification en l'homme archétypal qui trouve son expression dans ce que
l'on nomme le "lien du sang".
Tout homme est
fils d'Adam. Il exprime alors l'une des potentialités de l'archétype (10)
auquel il se rattache par la longue chaine des générations. Ce lien primordial
s'exprime d'ailleurs nettement dans l'instant même de l'engendrement: l'union
de l'homme et de la femme dans l'équilibre de leur complémentarité manifeste
ainsi l'unité de l'androgyne primordial (11). L'unité individuelle n'est bien
qu'une projection de l'"homme primordial" (une image en acte d'une de
ses potentialités), l'union génératrice ouvrant ainsi la voie au rayonnement
principiel qui fait l'homme à "l'image de Dieu" (12). L'être
individuel est ainsi le fruit de l'Unité principielle projetée dans la
médiation de l'homme archétypal.
Considérant
l'individualité manifestée, on peut la figurer par une sorte d'"écorce"
qui envelopperait ce "cœur" rayonnant (13) au centre de l'être
(8). A lui s'applique alors ces paroles d'Al-Hallaj: "je vis mon
Seigneur par l'œil de mon cœur; et je dis: "qui es-tu ?" Il dit:
"Toi" ".
(9). Accomplissant alors pleinement ce commandement: "tu aimeras
ton prochain comme toi-même" (St.
Matthieu, XXII, 39) qui est comme l'énonce l'Évangile semblable à celui-ci:
"tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de
tout ton esprit" (St. Matthieu,
XXII, 37); commandement qui, par son accomplissement, effectue, dans
l'intégralité des "trois mondes", l'Union dans le Principe.
(10). Ainsi le dérivé mânava
(littéralement "issu de Manu")
désigne-t-il l'être humain.
(11). On comprend dès lors que la génération puisse échapper d'une
certaine façon aux géniteurs individuels qui, s'ils en sont les
"acteurs", n'en sont pas à proprement parler les "auteurs".
(12). "Et Dieu créa l'homme à son image; il le créa à l'image de
Dieu: il les créa mâle et femelle" (Genèse,
I ,27).
(13). Ce que nous avions désigné précédemment par l'expression de
"point reflet". Ce "cœur" est ainsi reflet du "cœur"
de l'"homme primordial", lui-même reflet du "cœur" de
l'"Homme universel".
Réalisant l'état
de Muni, l'être individuel est alors
le support transparent du rayonnement principiel (14). Son "cœur"
s'identifie au "cœur" de l'"Homme universel". Par contre,
l'être non réalisé, celui qui ne connait qu'une "communication" virtuelle,
est, par la trompeuse opacité de son enveloppe individualisante, plongé dans
l'illusion de la "séparativité". Il se voit réduit à l'extériorité de
l'échange, étranger qu'il est à sa propre intériorité comme à tout ce qui est
autre que son "moi" (il n'est que cette "écorce"
individuelle). Se confondant avec son individualité, l'être n'est alors
attentif qu'à ce qui peut la toucher, l'affecter. Du "rayonnement", c'est
alors la "chaleur" qu'il perçoit. Confondant l'amour et l'affection, il
se ferme à toute "compréhension", à toute "lumière"
véritable qui est essentialité de l'amour (15). Entrainé dans les tourments de
son affectivité, l'individu ne peut rien envisager hors du sensible et du
sentimental (16). Tout est pour lui objet d'attirance ou de répulsion,
recherchant ce qui veut être son "bien" et repoussant le
"mal". Il ne sait ainsi se placer en ce point d'équilibre, en son
"cœur" où les contraires se transmuent en complémentaires.
La manifestation
a dans son accomplissement tout aussi besoin du "bien" que du
"mal"; l'harmonie ne se réalise pas dans l'impossible destruction du
"mal", mais dans le dépassement de cette apparente dualité, dans
l'accomplissement de cet équilibre universel qui intègre tous les
déséquilibres. Comprendre sa transcendance, c'est ainsi reconnaitre son Unité
véritable qui est celle de l'"Homme universel".
Considéré en
elle-même, l'existence individuelle n'est qu'injustice. L'individu ne peut
échapper aux lois du déterminisme, mais c'est parce qu'il est bien plus que son
individualité que l'être peut connaitre Liberté et Justice. Rétabli au centre
de lui-même, il se libère en s'identifiant à la source des destinées, à la
source du rayonnement principiel, devenant ainsi le propre moteur de son destin
(17). En ce "lieu" d'équilibre, chaque chose s'intègre alors dans
cette totalisation qui est Justice.
Dépassant son
individualité et retrouvant son Unité véritable, l'être se réalise pleinement.
Source de "réalité", cette Unité est, comme nous l'avons vu,
manifestée précisément dans l'instant même de la génération (au plan
microcosmique aussi bien que macrocosmique). L'être est le fruit de l'Unité qui
est en elle-même commencement et fin. La "relation" humaine devient
alors à la fois source créatrice et voie de réintégration.
Dans cette
recherche de son Unité fondamentale, l'être en découvre le reflet agissant dans
l'unité familiale qui doit en porter ainsi le premier témoignage. La famille
est bien plus qu'une simple base structurante de l'individu, elle est le reflet
microcosmique de l'Unité principielle qui s'exprime au travers de la
"relation" humaine, le couple humain étant alors l'image même de
l'homme archétypal. Reflet de cette Unité essentielle, la famille doit être
ainsi le support libérateur de l'"individualisme" (18). Elle doit
être alors témoin du rayonnement principiel, dispensatrice de
"compréhension" et d'amour, support qui mène à la réalisation de la
"communication" authentique.
Se réduire à son
individualité, c'est se priver de "compréhension" et d'amour, fermé
que l'on est au rayonnement du "cœur". Ignorant sa transcendance, l'homme
est hors de tout équilibre, de toute unité. Il perd le sens de l'Homme, de la
famille, de la "communauté". Refusant le souffle de l'Esprit,
l'individu est condamné à l'isolement (19). Il se prive de cette
"relation" humaine véritable, fruit de la "communication"
authentique.
(14). Reflet du "cœur" de l'"Homme universel"; son
"écorce" n'est plus qu'un pur cristal.
(15). L'individualité, qui connait plaisir et souffrance, est seule à
être ainsi affectée. L'amour est au-delà de l'affectivité. Si l'être réalisé
reste affecté dans son individualité, il est, pourrait-on dire, sans
affectivité.
(16). Pris dans le jeu des sentiments, il peut s'émouvoir d'une chose
qui le touche, mais il oublie alors résolument tout ce qui n'est plus dans son
champ émotionnel. L'amour, dépassant ce sentimentalisme partial, se manifeste
dans l'intégralité d'une véritable compassion.
(17). Il n'échappe pas ainsi au déterminisme de l'existence
individuelle, mais il s'identifie à la source même de ce déterminisme qui est
Liberté véritable.
(18). Qui est cette confusion de l'être avec l'individualité. Par voie
de conséquence, cette possibilité réalisatrice s'étend à toute
"communauté" authentique, qui est en elle-même reflet de l'Unité;
comme à tout être qui est identifié par la "connaissance" (même
virtuellement) à l'"homme primordial" et qui peut alors assumer la fonction
de Maître spirituel.
(19). A l'illusion de la "séparativité" principielle comme à
la solitude humaine qui n'en est que la lointaine conséquence.
DEVIANCE
ET COMMUNICATION MODERNE
Nous avons, en
commençant cet ouvrage, recherché les sens premiers et essentiels des dérivés
issus du terme munis. Si l'on cherche à suivre l'histoire de cette famille de
mots, on constate qu'ils ont su, jusqu'à une époque très récente, participer à
l'expression du spirituel. On peut ainsi suivre, parallèlement aux
significations plus contingentes, la valeur proprement transcendante qui
s'attache à ces termes.
Apparaissant dès
l'origine, comme nous l'avait suggéré notamment l'analogie sanscrite, cette
valeur n'est ainsi qu'entérinée par l'usage chrétien. La communicatio est bien l'expression de cette Union spirituelle
fondamentale comme l'illustre ce passage de l'Évangile: "gratia Domini nostri Jesu Christi, et
charitas Dei, et communicatio sancti Spiritus sit cum omnibus vobis"
(1).
Cette valeur se
conservera dans les langues romanes. Le français naissant élabore ainsi des
termes polymorphes qui aboutiront finalement aux mots communion et communier
(2).
C'est au XIVème
siècle qu'apparait tout un vocabulaire nouveau directement calqué sur le latin.
Le français est alors le théâtre d'une formation de multiples doublets tels
que: communier/communiquer ou communion/communication. Mais ce mouvement
linguistique, loin d'être un retour aux origines, est en fait le signe d'une
rupture annonciatrice du monde moderne. Bien que l'on puisse légitimement dire
que le terme "communication" explicite l'aspect proprement ésotérique
de la communicatio comme le terme
"communion" en explicite l'aspect religieux et exotérique, force est
de reconnaitre que le terme communication n'apparaît en fait que pour être
mieux détourner de son sens primordial (3).
Cette évolution
de la langue n'est en toute logique que la conséquence d'un mouvement
correspondant des idées. Les hommes du XIVème siècle sont bien les précurseurs de la pensée
humaniste qui fleurira dans cette vision de l'homme irrémédiablement profané réduit
à la seule dimension humaine. Sa transcendance, si elle n'est pas niée
ouvertement, est, dans un premier temps, négligée.
(1). "Que la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ, l'amour de Dieu
et la communication du Saint-Esprit soient avec vous tous !" (Deuxième épitre aux Corinthiens, XIII,
13).
(2). Ce verbe traduit ainsi l'expression communicare altari (communiquer en l'autel) employée notamment par
Saint-Augustin. Le mot communion est l'aboutissement du latin communicatio, influencé en cela par le
latin communio dont il est synonyme
pour désigner la communauté.
(3). cette déviation sera ainsi d'autant plus puissante qu'elle
détournera une forte potentialité. On entretient en effet d'autant mieux
l'illusion en singeant l'essentiel, car
ne dit-on pas que "Satan est le singe de Dieu".
Il faudra
attendre le "rationalisme" pour voir cette négation s'affermir et
atteindre à son terme dans les aboutissants de l'"existentialisme".
L'homme est alors réduit à la simple expression d'une individualité limitée au
monde sensible. Il est ainsi plongé dans un "matérialisme" de fait
porté par ce qui se veut être un système de "valeurs". Mais, privé de
toute référence aux principes universels, l'homme moderne ne peut plus être que
le jouet des forces les plus obscures (4).
Si l'on observe
le monde actuel, on ne peut qu'être convaincu de sa soumission, selon
l'expression même de René Guénon, au "règne de la quantité" (5).
L'individu tend à ne plus être qu'une simple unité quantifiable,
indifférenciable dans l'uniformité de la masse. Toute notion de qualité et par
conséquent d'ordre (6) est en fait, même si l'on ne veut pas le reconnaitre,
négligée au profit de cet impératif quantitatif.
Ce règne de la
quantité est l'annonciateur de la "dissolution", de la mort de la
présente humanité. Tout ce qui est manifesté et qui a eu, par conséquent, un
commencement, doit avoir une fin. La présente humanité qui a vu des multitudes
d'hommes et de nombreuses civilisations naitre et puis disparaitre est ainsi à
l'approche de son ultime convulsion. L'agitation croissante n'est-elle pas le
signe d'une accélération de sa "chute"? La phase actuelle d'humanité
arrive donc à son terme comme le souligne nettement sa volonté à
l'"épuisement". L'homme moderne est obsédé par cette recherche de la
nouveauté. Il consent à faire n'importe quoi pourvu qu'il en soit l'inventeur, épuisant
ainsi toutes les possibilités qui avaient été jusqu'ici délaissées.
Soumis à cette
même évolution déviante, le terme communication en est devenu le maitre mot. Ne
parle-t-on pas d'une civilisation de la communication ? Mais cette
communication moderne ne saurait être entendue comme une extériorisation de la
"communication" essentielle (7). Car si elle se veut synonyme de
libération, de réalisation et de compréhension, elle n'est au regard de la
"communication" authentique qu'une parodie, qu'une
pseudo-communication.
Privé de toute
référence spirituelle, l'homme moderne ne peut qu'ignorer toute véritable
liberté. Confondu à son "moi" illusoire, il ne peut, même s'il croit
en repousser les limites, échapper à l'emprise de celui-ci. Luttant dans la
temporalité contre le temps, dans la spatialité contre l'espace, l'individu se
frotte aux limitations qui le conditionnent sans pouvoir en être véritablement
délivré (mais peut-on échapper à l'image en restant dans l'imaginaire?). S'il
va parfois jusqu'à risquer sa vie, il ne saurait pour autant s'affranchir de la
mort et atteindre ainsi à cette immortalité qui la dépasse. Car, répétons le,
ce n'est pas l'individu soumis aux limitations de son individualité qui peut se
libérer; mais c'est bien l'être qui, dans son intégralité transcendante,
reconnait cette liberté comme l'un de ses aspects, comme le fruit de sa
réintégration en Brahma.
Que l'homme moderne
envisage sa propre réalisation, et il ne la concevra que sous l'aspect d'une
simple volonté d'expression. Il se veut ainsi semblable à une machine dont
l'unique finalité serait d'épuiser l'énergie qu'elle condense. Portant toute
son attention sur l'expression, il ne peut que vouloir privilégier la forme au
détriment du fond.
Ainsi l'artiste,
comme l'intellectuel (8), loin d'être le témoin des vérités essentielles, n'est
plus que le captif de sa subjectivité. Et s'il peut atteindre à une certaine
généralisation, il ne saurait être le garant de l'universalité (9). L'Art
authentique est pur symbole qui ouvre à une "compréhension" dépassant
toute forme d'expression. Ainsi cette volonté moderne d'expression, qui ne peut
représenter légitimement une fin en soi, ne saurait être la source d'une
véritable réalisation.
Cette
civilisation de la communication qui se veut pourvoyeuse du bonheur de
l'humanité, ne fait, en réalité, que d'entretenir l'illusion d'une
pseudo-liberté tout en satisfaisant à cet artificiel besoin de s'exprimer. Mais
elle se donne aussi pour ambition d'améliorer la compréhension. Or la
"compréhension" authentique est réalisation de cette
"unité" où les contraires se transmuent en complémentaires, où l'être
s'identifie à la vérité. Et malgré les grandes prouesses techniques qui
semblent réduire les distances et comprimer le temps, l'humanité n'a jamais été
aussi éloignée de cette unité due à la "compréhension" et qui ne se
vivifie que dans la "communauté" effectivement réalisée.
La société n'est
plus qu'un simple conglomérat d'individus qui coexistent (10). Il ne peut
d'ailleurs en être autrement dès lors que l'ont veut ignorer la réductibilité
de l'unité individuelle dans l'Unité principielle. L'unité sociale, l'unité
"communautaire", ne peut se faire sans une référence constante à
cette Unité spirituelle dont elle doit être le reflet. La compréhension même
relative ne peut donc être atteinte sans un dépassement correspondant de
l'individualité. S'identifier aux autres, c'est ainsi chercher à les
comprendre, et c'est en fin de compte se reconnaitre dans l'homme archétypal.
La "compréhension" n'est pas absorption du "non-moi" par le
"moi" (11) mais bien dépassement de cette illusoire dualité.
Ainsi la
civilisation de la communication ne saurait être pour l'homme le signe d'une
réelle libération, d'une possible réalisation effective. Le mot même de
communication ne sert d'ailleurs nullement à désigner un état d'être comme
l'état de Muni ou ce qui pourrait en
être comme une extériorisation (12). Il n'est même pas synonyme de relation au
sens du "lien" profond et essentiel. Ce mot ne sert en définitive
qu'à désigner l'acte d'échange.
(4). S'étant fermé aux influences spirituelles de l'"Océan d'en
haut", il sombre irrémédiablement dans le psychisme inférieur de
l'"Océan d'en bas".
(5). Voir, aux Editions Gallimard, les deux ouvrages de cet auteur:
"La crise du monde moderne"
et surtout "Le règne de la quantité
et les signes des temps".
(6). La qualité d'une chose étant en fait l'expression même de son rôle
dans l'Ordre universel.
(7). Au sens où l'être qui est identifié même virtuellement à l'homme
archétypal, c’est-à-dire à l'unité même de l'humanité, peut être dit comme qui
"communique" avec les autres hommes. Car ce n'est qu'au travers de
cette identification, qui est participation à la "communauté"
authentique, que l'échange peut être vu comme une extériorisation de la
"communication".
(8). Au sens actuel du terme qui ignore toute intellectualité
transcendante et qui ne désigne en fait qu'un pseudo-intellectuel
(9). Comme on peut l'être notamment par la maitrise de l'expression
symbolique.
(10). "Conglomérat" dont le liant est si faible qu'un rien
doit pouvoir le briser. L'individu est ainsi totalement étranger à tous les
aspects divins aussi bien qu'humains de la "relation".
(11). Attitude aussi absurde que celle qui voudrait faire contenir le
contenant (comme le "non-moi") dans le contenu (le "moi")
et qui, poussée à son terme, reviendrait à vouloir réduire l'Infini au fini.
(12). "Communiquant" en Dieu, l'homme peut être dit a
fortiori "communiquant" avec les hommes
Ce terme n'est,
comme nous l'avons vu précédemment, qu'une profanation de la communicatio; et, en réalité, si l'on
parle d'une civilisation de la communication, ce n'est même pas en raison d'une
amélioration qualitative de l'échange, mais, avant tout, en raison d'une
multiplication des moyens d'échanges dits de communication (moyens qui touchent
autant le plan du mouvement que celui de la perception). Toute l'attention est
donc portée sur le développement de ces moyens sans pour autant se soucier des
effets qui sont ainsi bien plus subits que souhaités. L'homme moderne, abusé
par cette pseudo-communication, est inexorablement entrainé dans ce mouvement qui
doit mener l'humanité à sa dissolution. Cette parodie s'appuie, pour mieux la
détourner, sur la valeur symbolique implicite et profonde de la notion de
"communication" (les puissants moyens dits de communication devenant
alors des agents très efficaces de persuasion).
L'homme n'est
plus qu'un individu - simple unité numérique déqualifiée - convaincu de son
interchangeabilité. On le mène ainsi à ce désordre où les choses n'auront plus
leur place nécessaire. Tout doit être uniformisé, nivelé; on impose à l'homme
d'une façon insidieuse un même schéma mental, un même idéal de vie, un même
système de pseudo-valeurs.
Inquiet de ce
nivellement, de cette uniformisation, si bien orchestrée par la
pseudo-communication, l'homme moderne ne voit comme seul palliatif que le
recours à ce qu'il nomme la culture. Or cette notion n'est pas l'expression d'un
principe, mais celle d'un simple effet (le terme lui-même ne désigne qu'une
mise en valeur d'une certaine "base" qui peut très bien n'avoir rien
d'essentiel, comme il en est pour l'homme moderne). Et si l'on veut lutter contre
cette uniformisation dissolvante, on ne
peut le faire efficacement sans référence aux principes universels eux-mêmes
qui sont l'unique source qualifiante d'harmonie et d'équilibre; et la culture
moderne est aussi éloignée qu'il est possible de toute base principielle. La
diversité culturelle actuelle n'est plus le reflet multiple des principes (comme
elle peut l'être dans les sociétés traditionnelles) mais le simple sursaut de
l'uniformité. La culture ne saurait opposer à l'action qui uniformise le
rempart essentiel de l'Unité principielle où chaque chose trouve l'expression
de sa qualité propre.
Privé de tout
lien qualifiant, l'homme est réduit au simple dénominateur quantitatif. Nié
dans sa transcendance, l'individu ne peut que se fermer à cette
"continuité" principielle. Il se voit abusivement séparé du Principe;
et, par voie de conséquence, il est également privé de toute
"relation" humaine essentielle.
Perdant le sens
de l'Unité véritable, l'homme moderne perd ainsi le sens de la
"communauté", le sens de la famille. L’échange n'est plus vécu comme
un rapport entre des "frères" (13) mais comme un vulgaire contact
entre des entités qui s'ignorent. La communication moderne tend à ne plus être que
l'exact opposé de la communicatio, et
la déviance touchera alors à son terme qui n'est plus que celui d'une complète
subversion. Caricature de la "communication" authentique, la
civilisation de la pseudo-communication porte la marque de la séparativité sur
tous les plans (14). Cette séparativité est toujours plus accentuée par
l'emploi sans cesse croissant de nouveaux moyens techniques. L'homme n'est
bientôt plus en contact qu'avec des machines qui lui donnent l'illusion de
l'échange. Après avoir été progressivement réduit à sa seule dimension humaine,
il n'est plus confronté qu'à de l'infra-humain. Son isolement est ainsi de plus
en plus complet.
Privé du contact
sensible et corporel, l'individu ne peut dans l'échange atteindre à la
"relation" vrai et par là même à la "communication"
authentique. Le rapport humain doit pour s'identifier à la
"communication" s'étendre à l'intégralité du "réel". Il
doit être spirituel, psychique et corporel. Empêcher le contact physique, c'est
paradoxalement interdire à l'échange humain d'être ce qu'il doit être,
c’est-à-dire une manifestation de la "communication".
Contrairement à
ce qu'elle annonce - lutter contre l'isolement, faciliter la transmission du
savoir, mener à la paix et à la compréhension entre tous - cette civilisation
de la communication est une civilisation de l'enfermement. L'homme y est
manipulé par des influences psychiques infra-humaines (15). Il est au vrai sens
du terme diverti (c’est-à-dire "détourné", divertere), privé de tous les liens de la réalité (16). On ne peut
en effet être abusé par les quelques aspects positifs qui ne peuvent manquer de
se manifester et qui d'ailleurs servent à masquer la subversion elle-même.
L'humanité est à ce terme sans humanité puisque étrangère à sa raison d'être, à
ses origines. Elle est sans cohésion (17), hors de tout équilibre, sans unité
véritable. Sombrant dans cet imaginaire bien souvent hypnotique, l'humanité
participe alors aux mirages de la pseudo-communication, à cette pseudo-religion
moderne (18) qui n'est que parodie.
(13). Qui sont ainsi les fils effectifs de l'"homme
primordial", la "communauté" authentique n'étant elle-même que
le reflet totalisant de l'homme archétypal.
(14). La théorie de la communication moderne donne d'ailleurs à cette
séparativité l'allure d'un corollaire.
(15). Précisons que les acteurs humains de cette manipulation dans ces
aspects politiques notamment n'en sont eux-mêmes que les jouets.
(16). Ce terme, dans l'usage moderne, ne sert, d'ailleurs, qu'à
qualifier le domaine sensible, le monde matériel, qui est en vérité le moins
"réel", le plus contingent. L'individu est ainsi même distrait de ce
qui est paradoxalement quasiment irréel !
(17). La masse des individus peut être apparentée à l'inconsistance
d'un tas de sable malléable et sans ordre.
(18). Ne parle-t-on pas de grand-messe pour rendre compte de certains
grands événements communicationnels.
POUR
CONCLURE
On posa cette
question à Râmana Maharshi: "pourquoi Shrî Bhagavân (1) ne parcourt-il pas
le monde pour prêcher la Vérité ?" Question qui obtint ceci comme réponse: "qui vous dit que je ne le
fais pas ? Pensez-vous que prêcher consiste à monter sur une estrade et à
haranguer le public ? Prêcher, c'est simplement communiquer la connaissance.
Cela peut aussi se faire dans le "silence"... Comment nait la parole
? Il y a d'abord la connaissance transcendante (non-manifesté) (2). De là
émerge l'égo, d'où s'élèvent à leur tour les pensées, puis les mots... Ainsi
les mots sont les arrière-petits-fils de la source originelle. Si les mots
peuvent déjà produire un effet, imaginez quelle sera la puissance de la
prédication à travers le "silence" ! "(3).
Cette réponse
donne la juste mesure des possibilités de l'enseignement oral qui ne peut être
ainsi que l'expression d'un savoir théorique, lui-même symbole de cette
"connaissance" effective et en elle-même inexprimable. Par cet
enseignement authentique et donc véritablement traditionnel se transmet la
Science des principes et des symboles qui en sont les supports conceptuels.
Si le langage
n'est que "l'arrière-petit-fils de la source originelle", l'écriture
n'en est que l'accessoire. Le livre est alors le gardien de la parole qu'il
doit transmettre. Il n'est pas véritablement un moyen qui vivifie la
"relation" humaine, mais un simple témoin. Témoin nécessaire, malgré
toutes ses imperfections, à une époque où sévit l'isolement du bruit qui
étouffe la parole et recouvre le "silence". Certains grands textes,
certaines œuvres, sont comme les dernières sources où l'être en quête trouve à
s'abreuver. C'est à ces sources précieuses que le présent texte a puisé, se
référant à l'autorité des textes de la Tradition comme à celle de ses plus
grands témoins. C'est de ces sources qu'il tire sa légitimité.
On ne saurait
aller contre le cours des choses, et l'opposition, qui ne peut être vaine, en
est partie prenante. Répétons-le: l'homme ne se libère que par la
"compréhension" effective. Comprendre notre époque, c'est en fait pouvoir
la replacer dans le mouvement d'ensemble de la présente humanité où elle fait
figure de simple anomalie. Dénoncer la pseudo-communication, c'est vouloir la
reconnaitre pour ce qu'elle est et tendre ainsi vers la "communication"
authentique et libératrice.
(1). Ce titre s'applique à ceux qui, comme Râmana Maharshi, sont
reconnus avoir réalisé l'identité avec le Soi (Âtmâ).
(2). Abstract knowledge (unmanifest).
(3). Extrait des "Talks with
Shrî Râmana Maharshi", Ibid., p.243.