samedi 16 novembre 2019

METAPHYSIQUE DE LA COMMUNICATION


METAPHYSIQUE DE LA COMMUNICATION

AVANT-PROPOS

Il convient de dire avant tout que ce texte, malgré les apparences, ne répond nullement à de quelconques préoccupations d'actualité. L'idée de communication ne saurait être en effet limitée aux simples vues, tout à fait artificielles d'ailleurs, que notre époque tend à lui imposer. La "communication" est bien autre chose que l'expression d'une notion vague d'échange. On ne doit en effet nullement réduire l'essentiel à ce qui n'est, dans le meilleur des cas, qu'une conséquence tout à fait contingente. Vouloir s'attacher par contre à cette valeur essentielle, c'est montrer que la "communication" est le symbole de la réalisation métaphysique de l'homme. "Communiquer" c'est reconnaitre sa transcendance. On peut ainsi véritablement parler d'une métaphysique (1) de la "communication".

Ce terme de "communication" est, à tous points de vue, exemplaire. Il est en effet expression de la "réalité" de l'homme, de son accomplissement.

Tendre vers cette "communication" authentique, c'est participer de l'Unité principielle; c'est, dans sa réalisation même, atteindre à l'identification dans le Principe suprême. Cette exemplarité est d'une certaine façon confirmée, mais à rebours, par l'usage moderne. Car si la communication est bien la marque de notre époque, n'est-ce pas en vertu de cet aphorisme qui veut que "Satan soit le singe de Dieu" ?

Chercher à reconnaitre l'essentialité de la "communication", c'est vouloir retrouver la véritable mesure de l'homme. Ce texte n'a pas d'autre ambition. L'auteur, dans cette recherche, n'a fait que de puiser à cet enseignement que l'humanité transmet de génération en génération. Ce texte ne veut être que le témoin de ce savoir authentique et traditionnel, tirant ainsi sa légitimité d'une constante référence implicite comme explicite aux principes fondamentaux.

Il ne se veut nullement l'expression d'une pensée systématique. Prendre ce texte pour l'énoncé d'une certaine vision originale des choses propre à l'auteur serait lui refuser toute légitimité, et finalement lui ôter toute raison d'être. Le lecteur, touché par les idées qui s'y expriment, se doit de les situer dans leur exacte perspective. Si l'on traite d'un aspect contingent, il convient en effet de lui donner sa place exacte qui ne doit en rien oublier la présence implicite de ce qui ne saurait être considéré par cet aspect même. Le savoir authentique qui est nécessairement analytique n'est que le reflet de la connaissance. Il doit en être le symbole, c’est-à-dire le support, dont use le lecteur comme l'auteur pour suggérer et atteindre ainsi à la connaissance elle-même. C'est bien au "fond", non à la "forme", qu'il convient donc de s'arrêter. Ce texte veut être le témoin des vérités essentielles.

Le lecteur ne doit ainsi nullement se faire le jouet de la forme imparfaite qui est bien la seule chose que l'auteur puisse revendiquer en propre, et qui pourrait, en étant mal interprétée, travestir l'essentiel. Il n'y a pas à plier la Vérité aux insuffisances de l'expression, mais bien à s'élever vers elle. Les choses sont ce qu'elles sont, la suprême Liberté ne s'obtenant que dans la "compréhension" effective et complète

 (1). Qui est la "science" des principes universels. De par son étymologie, la métaphysique désigne en effet ce qui est au-delà de la Physique (terme qui représente la Nature conçue dans toute sa généralité).

LE « SILENCE DU SILENCE »

Considérons cette suite de mots: commun, communauté, communication.On constate qu'ils dérivent tous du même terme latin munis, (respectivement: com-munis pour commun, com-muni-tas pour communauté, com-muni-catio pour communication). Etymologiquement ce mot désigne "ce qui accomplit sa charge ou son devoir": signification très imprécise qu'il convient d'approfondir par un recours à certaines analogies linguistiques (le mot munis comme tel n'est attesté que dans sa forme adjectivale.). Morphologiquement proche de munis, le verbe latin monere (faire penser) nous amène à évoquer la racine sanscrite MAN (penser) et certains de ses dérivés comme le terme manas (le mental) et notamment celui de Manu. Ce dernier terme désigne un "principe, qui est proprement l'Intelligence cosmique, image réfléchie de Brahma (et en réalité une avec Lui), s'exprimant comme le Législateur primordial et universel"(1). Il est tout aussi, comme la dérivation le laisse entrevoir, l'archétype de l'homme considéré essentiellement en tant qu'être pensant.

Aspect du Principe, représentant l'Ordre universel, c’est-à-dire la "Loi", le Manu régit a fortiori l'ordre humain. Se conformer à la "Loi", c'est en fait jouir de sa conformité à la nature des choses et participer de l'Ordre universel. L'homme, le Munis, qui "accomplit son devoir" s'identifie ainsi au Manu. Cette identification qui se confirme par une quasi-identité morphologique n'est pas fortuite. On retrouve en effet des termes morphologiquement équivalents dans d'autres traditions pour désigner cette même fonction "législative", comme Minos chez les Crétois ou Ménes chez les Egyptiens.

D'autre part il est un terme sanscrit très significatif qui dérive très certainement de cette même racine MAN, c'est le mot muni qui désigne celui qui a atteint le plus haut degré spirituel.

"Le Muni, c'est-à-dire le "Solitaire", non au sens vulgaire et littéral du mot, mais celui qui réalise dans la plénitude de son être la Solitude parfaite, qui ne laisse subsister en l'Unité Suprême (nous devrions plutôt, en toute rigueur, dire la "Non-Dualité") aucune distinction de l'extérieur et de l'intérieur, ni aucune diversité extra-principielle quelconque. Pour lui, l'illusion de la "séparativité" a définitivement cessé "(2).

Précisons dès maintenant que le dérivé Mauna qui désigne cette état de Muni (Mauna signifie littéralement: "ce qui est propre au Muni") sert également à désigner le "silence". Et insistons sur cette question fondamentale de la "non-séparativité". La soumission au mode individuel d'appréhension de la réalité impose à l'être l'illusion de la "séparativité", de la "discontinuité". L'individu par le jeu de la pensée (par le jeu de son mental) détermine et se détermine (c’est-à-dire qu'il "marque les limites" (determinare). Or toute détermination, excluant tout ce qu'elle n'inclut pas, génère par là même deux domaines qui se limitent mutuellement. La réunion de cette partition d'ensembles produits par autant de déterminations correspondantes ne saurait restituer le "Tout" qui, pour être ce qu'Il doit être, ne peut être qu'infini. Ces ensembles, nécessairement finis puisqu'ils sont limités par les déterminations qui les ont fait naître, ne peuvent par leur réunion restituer l'"Infini", une juxtaposition d'éléments finis restant évidemment finis. L'"Infini", le "Tout", c'est ce hors de quoi il n'est rien, ce dont on ne peut rien nier; notion "qui n'est aucunement discutable ni contestable, car elle ne peut renfermer en soi aucune contradiction, par là même qu'il n'y a en elle rien de négatif" (3)

Totalité non divisible en "parties", l'"Infini" est absolument "continu". Cette "continuité" est fondamentale, toute limitation ne pouvant être que nécessairement relative, (relativité liée au degré de détermination envisagée. Le point de vue étant d'autant plus relatif qu'il apparait comme plus limité.). Cette "continuité" confirme l'inéluctable transcendance de l'homme qui ne peut être limité à n'être qu'un composé irréductible sans nier par conséquent l'infinitude de l'"Infini". Confondre l'homme avec ce que les psychologues désignent comme le "moi", c'est prendre le relatif pour l'absolu, le fini pour l'"Infini". Ce "moi" ne peut être toute la réalité de l'homme, la partition du "moi" et du "non-moi" ne pouvant restituer l'"Infini" puisque l'un et l'autre se limitent mutuellement.

Ainsi le Muni qui connait sa véritable nature réalise cette "non-séparitivité" fondamentale, cet état de "continuité" symbolisée par le "silence" (mauna).

Mais considérons ce dernier terme : par définition ce mot désigne le non-usage des organes vocaux (le silence est ainsi absence de parole, et d'une façon plus générale absence de bruit) et c'est parce qu'il représente une non-manifestation qu'il est susceptible de suggérer bien plus qu'une simple possibilité manifestable qui ne se manifeste pas. Que ce mot rende compte également de multiples attitudes psychiques n'épuise en rien cette puissance symbolique (4). Car, symbole du non-manifesté, le "silence" peut représenter alors ce qui, transcendant la parole et la pensée (qui représentent alors respectivement le domaine corporel et le domaine psychique), est au-delà de la manifestation. Il est alors symbole du Principe et donc pure spiritualité. Ce "silence" n'est pas absence de parole et de pensée; il n'est pas négation, mais transcendance. Il est au-delà même de cette ultime détermination du silence spirituel. Faire vœu de silence, c'est prendre ce symbole comme support pour atteindre à cet état totalement inconditionné, à cet état de Muni, à ce "silence" (mauna) qui est au-delà même du "silence du silence" comme le précise ce passage de la Brihad-âranyaka-upanishad :

"Il est Muni par renoncement au bâlya et au pânditya; Il est "Homme universel"

(Brâhmana) par renoncement au silence (mauna) et au silence du silence (a-mauna)"(5).

C'est parce qu'il se détourne des différents états conditionnés que l'être est ainsi restauré dans son état de Muni, état intégral de l'homme. Il renonce au bâlya. Ce terme dérivé de bâla (enfant) désigne ici un état de pure potentialité, et, d'une façon plus extérieure, un état d'ignorance (a-vidyâ). Le Pândit est le détenteur d'un savoir véritable, mais qui peut n'être que théorique. Pânditya désigne en effet l'état de Pândit, mais aussi le savoir qui le caractérise Dépasser cet état de Pândit, c'est atteindre alors à la Connaissance effective, c'est être un Muni.

Le Muni qui est effectivement identifié en Brahma est au sens exact du terme un Brâhmane. Nous avons, pour bien marquer ce caractère "effectif", préféré rendre ce terme par l'expression d'"Homme universel" qui en est l'exact équivalent. Remarquons que, la "continuité" étant indépendante de toute limitation relative, parler d'"Homme universel", c'est simplement distinguer ce qui est effectif de ce qui n'est que virtuel (l'homme non réalisé, non établi dans son état de Muni, n'est ainsi qu'un "Homme universel" virtuel).

Totalement inconditionné, l'état de Muni (mauna) est au-delà de toute détermination, au-delà de tout état d'être. Le texte de l'upanishad le désigne ainsi comme au-delà même de cet état de Muni, il est a-mauna. Le préfixe a qui a une valeur de négation marque ainsi la totale indétermination de cet état qui n'est plus qualifié d'état que par la nécessité limitative de lui donner une forme d'expression.

L'état d'"Homme universel" est au-delà du "silence" (symbole du Non-Manifesté) (mauna) et du "non-silence" (a-mauna) qui est "silence du silence" (symbole du dépassement même de la non-manifestation du Non-Manifesté). La réalisation est ainsi épuisement de toutes les puissances du renoncement. Le renoncement au "silence du silence" est une puissance triple qui rapportée aux trois dimensions de l'espace, symbole de ce "Tout", en accomplit l’intégralité.

Ces quelques développements apportés, reprenons notre étude sur le terme Munis. Nous pouvons tirer, de tout ce qui précède, quelques conclusions, et apporter ainsi certaines précisions sur les différentes nuances de ce terme. Son sens primordial, proprement métaphysique, l'identifie à un "Nom" (un aspect) du principe. Il est alors le symbole de la "Non-Dualité". Selon un point de vue plus relatif, proprement ontologique, il devient le symbole de l'Être, de l'"Unique" (qui se confirme notamment par cette analogie entre ce terme munis et le terme grec monos qui signifie: seul, unique). Si, considérant de nouveaux degrés de détermination (l'Être pur, Îshvara, est ainsi la première détermination de Brahma en tant que principe non-manifesté de la manifestation), on atteint la manifestation cosmique, il en représente alors plus particulièrement l'Ordre universel. S'identifiant au Manu, il est le symbole de l'"homme primordial" (qui est l'homme archétype réalisant la synthèse des individualités humaines, c’est-à-dire l'individualité intégrale). Mais il est enfin le Muni qui échappant au cosmos se réalise en l'"Homme universel".

Nous pouvons dès lors retrouver cette hiérarchie de valeurs dans les différents dérivés que nous avons considérés en commençant ce chapitre. Tous ces termes sont préfixés par la particule cum (qui a une valeur unitive : "avec") qui confirme, ou accomplit la totalisation.

Ainsi communis marque l'identité avec Munis. Tout ce qui est "commun" réalise ou participe de l'Unité principielle. Ce qualificatif peut ainsi s'appliquer à tous les degrés de la manifestation pour rendre compte de toute unification relative, image plus ou moins directe de cet "Un" principiel. Car, dire que le Principe est "commun", c'est donner l'expression de l'identité première et fondamentale. Le Principe s'identifie au Principe, le Principe est avec lui-même, est cum-Munis. D'un point de vue strict l'identité ne peut s'appliquer qu'au Principe; "Lui" seul est effectivement "commun". Toute autre identité ne peut ainsi être que tout à fait relative. On peut faire la même remarque pour la notion d'égalité qui lui est synonyme. Ainsi deux êtres individuels ne sont pas plus égaux qu'ils ne sont identiques.

L'homme qui réalise sa véritable nature, qui est identifié dans le Principe, est au sens réel et profond du terme un "Homme commun", un Muni, un "Homme universel".

La notion d'Unité étant une composante fondamentale du terme Munis, nous ne pouvons que la retrouver dans celui de communitas qui, détruisant l'illusion de la "séparativité", marque la réduction du multiple dans l'"Un", dans la "Non-Dualité". L'idée de "communauté" fait donc implicitement référence au domaine spirituel qui est en soi la seule source d'Unité véritable. Elle se distingue ainsi de l'idée de "collectivité", même si ces deux notions peuvent être confondues dans leurs aspects contingents.

Être authentiquement en "communauté", c'est participer de l'Unité principielle, c'est être en "commun", c’est-à-dire "communiquer" (communico). Ce verbe conjugue l'homme à son entière "réalité". "Communiquer", c'est être établi effectivement dans l'absolue "continuité", c'est réaliser l'état de Muni. Ainsi, appliquant la correspondance entre deux expressions du même état d'être, on peut légitimement dire que la "communication" n'est rien d'autre que cet état de Muni, c’est-à-dire mauna, le "silence".

De même que l'état de Muni est au-delà du "silence" et du "non-silence", la "communication" est au-delà du "communicable" et de l'"incommunicable" (le "communicable" comme l'"incommunicable" représentent ici bien plus que respectivement l'exprimable et l'inexprimable. D'ailleurs métaphysiquement, la "communication", c’est-à-dire l'état de Muni, est totalement inexprimable en soi). L'"incommunicable", symbole du "silence du silence", est ainsi l'ultime degré de cette "communication" authentique.

"Communiquer", c'est être établi effectivement et "activement" dans l'absolue "continuité". On doit voir dans la correspondance entre "communication" et "relation" cette recherche d'un mode d'expression de l'aspect plus particulièrement "passif" de cet état de "continuité". Le "lien" bien qu'il symbolise l'"union" laisse malgré tout subsister dans sa virtualité une distinction relative entre ce qu'il relie. Cette "communication passive" est comparable au lien du rayon solaire avec sa source. Il n'est qu'une image du soleil, comme l'être n'est qu'un reflet du Principe.

La "communication" effective est, quant à elle, réductrice de ces distinctions illusoires qui, comme le "lien" lui-même, s'évanouissent dans l'identification de l'être dans le Principe.

 (1). R. Guénon, "L'homme et son devenir selon le Vêdânta", Ed. Traditionnelles, Paris, 1981, p.50. Brahma est le Principe suprême, l'Infini hors duquel il n'est rien.
(2). R. Guénon, op. cit., p.195.
(3). Voir l'ouvrage fondamental de R. Guénon "Les états multiples de l'être", chap. I.
(4). Ainsi parle-t-on du silence de la réflexion, d'un silence de menace, d'un silence de rancune, etc. Autant d'attitudes, de celui qui ne peut ou ne veut parler, qui ne dépassent pas le plan individuel.
(5). "Bâlyam ca pândityam ca nirvidya, atha munih; a-maunam ca maunamcanirvidya,athabrâhmanah". Brihad-âranyaka-upanishad (III, 5,1).

LA FONCTION SYMBOLIQUE DU LANGAGE

L'une des conséquences évidente que l'on doit tirer du chapitre précédent est l'affirmation de la totale absence de subordination de la "communication" au langage (dans sa généralité, sous toutes ses formes). La "communication" est en effet au-delà de toute forme d'échange. Mais ceci ne retire rien aux capacités du langage qui peut par sa puissance symbolique jouer un rôle réellement "opératif".

Considérons ce triplet: "informe", "formel", "informel". Il est clair que l'on ne saurait placer ces termes sur le même plan. En effet, si l'"informe" reste dans le domaine "formel" en désignant ce qui est "sans forme bien précise" (mais qui est une forme malgré tout), l"informel", par contre, le transcende en désignant ce qui est "au-delà de la forme" (et qui n'est donc pas soumis à cette condition limitative propre à la notion même de forme).

D'autre part le langage, en tant qu'ensemble de signes vocaux et graphiques, est par nature "formel", et ce terme "informel" est donc bien une forme du langage. Or toute image mentale qui cherche à saisir cette idée d'"informel" doit être aussitôt repoussée, et ce indéfiniment, puisqu'elle est en elle-même inévitablement "formelle".

Ainsi ce mot qui rend compte d'une réalité indiscutable (1) suggère ce qui, bien qu'"inexprimable" en soi, est cependant compréhensible. Il en est, au sens exact du terme, le symbole. Le langage n'est donc qu'un "support" qui peut mener à la "compréhension", à l'union transcendante (c'est d'ailleurs le sens profond du verbe comprehendo qui signifie unir); il est un moyen, et non une fin en soi. Ainsi, pas plus que l'on ne doit confondre le symbole et ce qu'il symbolise, l'on ne doit prendre le savoir ou son expression pour la "connaissance" elle-même.

Le savoir, fruit de l'analyse, ne fait que rendre compte d’une objectivation des multiples aspects de la "réalité" par un sujet qui le reçoit. La "connaissance", par contre, est le "lien" qui réalise l'identification du "Connaissant" et du "Connu" (le "Connaissant" s'identifiant au "Connu" par la "connaissance" elle-même). On peut d'ailleurs utilement faire état de certaines analogies entre d'une part le savoir et la "connaissance" et d'autre part les processus mathématiques de la sommation et de l'intégration.

La sommation est un calcul progressif, opérant terme à terme, qui ne permet d'obtenir qu'une valeur approchée (c’est-à-dire incomplète puisque la sommation ne peut atteindre à son indéfinité de termes). L'intégration est un calcul global qui, totalisant une indéfinité de termes, aboutit par le "passage à la limite" à une valeur exacte (c’est-à-dire complète). On peut, à titre d'exemple, citer la formule du "tétragonisme arithmétique" (2) qui, conjuguant ces deux calculs, donne une bonne illustration de leurs capacités propres. Le premier membre de cette formule qui résulte de l'intégration d'une sommation donne la valeur exacte de ce rapport qui est alors représenté par la lettre π (cette lettre est une application au plan mathématique de la notion de symbole; elle représente un nombre qui bien que parfaitement défini est numériquement inexprimable). Le deuxième membre qui est une sommation d'intégrations permet d'aboutir à la valeur approchée de ce même rapport (la détermination de cette expression numérique, inévitablement approchée puisque l'expression complète qui répond à l'égalité ne peut être atteinte qu'à l'épuisement de l'indéfinité, est la raison d'être de cette formule. Cette valeur approchée permet en effet, dans la pratique, de quantifier toute expression où ce nombre intervient).

Ainsi, le savoir théorique s'apparente à une sommation de vérités partielles dont la résultante ne peut être que relative. La "connaissance" effective, par contre, réalise une véritable synthèse dont l'aspect totalisant l'identifie à une intégration de la Vérité.

Si nous considérons, plus en détail, le déroulement même de l'intégration, nous y distinguons d'une part une phase de mise en forme de ce qui est à intégrer, et d'autre part une phase d'identification avec une intégrale connue qui effectue l'intégration proprement dite.

Le savoir théorique n'a qu'un rôle simplement préparatoire (3). Il aide à poser l'"équation" de l'être. Tout le travail intérieur que l'être doit entreprendre répond à cette recherche de l'intégrale connue (son antériorité étant la marque de ce qui est alors en puissance de réalisation). L'identification qui accomplit l'intégration est le symbole même de la "compréhension". L'être, réalisé dans cet instant d'éternité (libérateur de toutes conditions limitatives), se "re-connait" effectivement.

"Quiconque comprend ce suprême Brahma est effectivement Brahma" (4).

Cette "re-connaissance" réduit l'apparente dualité de l'être, qui s'impose comme "sujet", et de la "connaissance", qui n'est perçue que comme "objet" de savoir. La "compréhension" réalise pleinement l'identification du "Connaissant" (qui est analogiquement l'"équation" à intégrer) et du "Connu" (qui est alors l'"intégrale" de référence) par la "connaissance" qui l'accomplit dans son infinitude (qui est ainsi le "domaine" d'intégration). Ce qui était en puissance de "connaissance" se "révèle" effectivement. Cette "reconnaissance" qui est plénitude de la "connaissance" ne saurait être confondue avec un "omnisavoir". L'être qui se réalise par la "connaissance" intégrale n'en devient pas pour autant un érudit. Son savoir reste limiter à ses possibilités individuelles. Pour prendre un exemple dans le domaine du langage, si l'on peut dire que l'être réalisé a le "don des langues" (au sens où il trouve les formes adéquates d'expression de la vérité dans les langues dont il a le savoir), il ne saurait avoir le savoir de toutes les langues.

Ce point développé, reprenons le cours de ce très bref aperçu sur la fonction symbolique du langage qui, prenant appui dans une langue moderne - en l'occurrence le français - ne pouvait qu'en négliger un aspect important. Cette langue profane essentiellement analytique (5) a en effet perdu tout pouvoir "rituel". Chaque chose est par la loi de "continuité" (qui établit la réductibilité dans le "Tout".) un reflet du Principe qui exprime selon son ordre un aspect de la "réalité" (le "réel" étant ce qui "réalise" l'infinitude de l'"Infini".). Interpréter authentiquement cette expression, c'est en atteindre l'entière vérité. La Vérité est "Une"; chaque chose, accomplissant cette Unité fondamentale, en est pleinement le symbole (6). L'homme qui participe de cette même réalité symbolique est "naturellement" fait à l'"image de Dieu" (7). Le langage dans sa primordialité, en tant qu'aboutissant de la projection de la "Conscience" universelle, participe de cette même "réalité" (8). Ayant sa source dans l'Esprit, sa forme subtile dans la pensée, son expression sensible dans la parole, il peut tracer une voie (qui est proprement "ascendante".) d'union dans le Principe qui n'est autre que celle suivie par l'acte créatif (parcourue dans un sens "descendant".).

La récitation basée sur la science du "rythme" de certaines paroles, symbole de cet acte créatif primordial, rend effective cette voie d'union. Ainsi en est-il des mantras (9) dont "la récitation a pour but de produire une harmonisation des divers éléments de l'être, et de déterminer des vibrations susceptibles, par leur répercussion à travers la série des états, en hiérarchie indéfinie, d'ouvrir une communication avec les états supérieurs" (10).

Le langage est ainsi un "moyen", en tant que véhicule d'un enseignement théorique mais aussi en tant que "support" rituel, qui doit tendre à restituer l'être dans cette "communication" effective en Brahma.

 (1). De même que le "formel" est une possibilité, l'"informel" en est une également, d'autant plus qu'elle présente un degré moindre de détermination, et qu'elle est ainsi plus principielle. Nier le "possible" comme tel, c'est, en fin de compte, vouloir nier l'infinitude de l'"Infini".
(2). Etablie par Leibniz, elle vise à la détermination de la valeur du rapport de la circonférence d'un cercle à son diamètre, et peut s'énoncer ainsi: π /4 = 1- 1/3 + 1/5 -1/7 +....+ (-1) 1/2n+1 +....
(3). Le considérer comme une fin en soi, c'est se perdre dans l'analyse érudite qui détourne de toute véritable synthèse: fruit d'une "compréhension" authentique et en elle-même inexprimable.
(4). "Sa yo ha vai tatparamam Brahma veda Brahma-eva bhavati". Mundaka upanishad (III, 2, 9).
(5). La volonté d'analyse est en fait réductrice de la puissance symbolique d'une langue. Ainsi l'existence de termes abstraits n'est-elle le signe que d'un oubli des correspondances entre les différents degrés de la "réalité". Le "concret", qui est un reflet des principes, en est ainsi un exact symbole. On peut citer cette phrase de la "Table d'Emeraude": "ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas". Ainsi par cet effet d'image inversée ce qui est du domaine sensible doit pouvoir suggérer le domaine spirituel qui lui est principiel, jouant alors son rôle véritable de symbole.
(6). C'est d'ailleurs le sens du terme grec sumbolon qui désigne "ce qui doit  être uni". Ainsi le symbole est bien ce qui doit témoigner de la "continuité", de l'unité. On peut y opposer cet autre terme grec diabolos qui désigne "ce qui désunit". Le "diabolique" est donc cela même qui ignore la réalité du "symbolique", qui s'égare dans la "discontinuité".
(7). Genèse, 27; "image" d'autant plus directe que l'homme occupe une position centrale dans le macrocosme.
(8). Le "nom" fondamental est l'expression sonore, la résonance de l'essence même de ce qui est nommé. Ainsi Adam peut-t-il nommer tout ce qui lui est présenté puisqu'il en connait la nature profonde (Genèse, II, 19-20). Toute langue authentiquement sacrée, fruit d'une révélation et par là même reflet de la langue adamique, participe de cette puissance opérative qui peut permettre d'agir sur les choses par le pouvoir du "nom".
(9). Terme dérivé de cette même racine MAN, le suffixe tra ayant une valeur instrumentale.
(10). R. Guénon, "la langue des oiseaux", le "Voile d'Isis", nov. 1931; repris dans l'ouvrage posthume "Symboles fondamentaux de la Science Sacrée", établi par M. Vâlsan, Ed. Gallimard, Paris, 1962, p.77.

LES ASPECTS DE LA "COMMUNICATION"

Comprenant que l'être n'est en rien séparé du Principe, qu'il "communique" de toute éternité, on peut être amené malgré tout à formuler cette question en apparence contradictoire: si la "Communication" est l'état permanent de l'homme, pourquoi n'en "éprouve"-t-il pas toute la réalité?

Mais "qui" s'interroge ainsi? Poser une question, c'est se déterminer comme "sujet" en attendant l'objectivation d'une réponse. Or la "Communication" est au-delà de toute dualité. Et ce n'est pas l'individu en tant que tel qui "communique" mais bien l'"Homme universel". Si l'homme n'en "éprouve" pas toute la réalité, c'est qu'il s'identifie faussement à son individualité (en se posant comme "sujet".), qu'il s'y limite. Or cette limitation a pour conséquence de le laisser dans l'ignorance de sa véritable nature d'"Homme universel", et par là même de faire que son individualité soit "imputée" d'une réalité qui n'est pas sienne. Il lui "surimpose" ainsi une "séparativité" illusoire (telle que celle du "moi" et du "non-moi"). Cette "surimposition", ou fausse "imputation", que Shankarâchârya nomme adhyâsa (1) a pour effet de plonger l'homme dans une ignorance qui le prive de toute "Communication" effective.

"Prenant à tort jîva (2) pour le Soi (Âtmâ) (3), l'homme est effrayé, comme une personne qui, par erreur, prend une corde pour un serpent. Mais il est tout à fait libéré de la peur (4) s'il se connait non en tant que jîva mais en tant que le suprême Soi (Parâtmâ)" (5).

 (1). Littéralement "sur-imposition" (adhi-âsa). Voir sur cette notion importante l'introduction de son "Brahmasûtrabhâshya".
(2). Le "vivant", c’est-à-dire ce qui est soumis aux conditions propres à l'état humain.
(3). C’est-à-dire, le Principe permanent et transcendant, l'Esprit universel, dont le jîva n'est qu'une "modification" transitoire et contingente.
(4). L'homme, identifié à jîva, craint la mort qui est l'instant de la dissolution de cette individualité qu'il croit être son unique réalité. Il se condamne ainsi à la peur qui est toujours liée à l'angoisse de la mort.
(5). Shankarâchârya, "Atma-bodha (la connaissance du Soi)", strophe 27.

Bien que la "connaissance" soit l'état "naturel" (8) de l'homme, c'est d'une certaine façon par l'"attraction" (ce que l'on désigne comme la "chute") du manifesté qu'il est ainsi plongé dans l'illusion de la "séparativité". L'homme est comparable à celui qui,  ignorant qu'il peut laisser ses yeux ouverts, ne contemplerait pas la lumière. Il ne lui manque rien; ses facultés visuelles sont intactes. Il ne doit rien faire de particulier, si ce n'est de cesser de maintenir ses paupières fermées. De même qu'ouvrant les yeux il contemple effectivement ce qui n'avait cessé d'être, de même l'homme reconnaissant sa véritable nature dissipe les ombres de l'illusion (9), et s'affranchit ainsi de cette "attraction" d'ignorance.

L'homme qui s'identifie à son individualité, en s'y réduisant, ne peut s'affranchir de ce qui la conditionne. Que cette individualité souffre, et c'est "lui" qui se croit condamner à cette souffrance (10). Or l'être, établi effectivement dans le "silence", accomplit les possibilités de ce qui apparait comme son individualité sans en être affecté.

"Lorsque des femmes marchent avec une cruche pleine d'eau sur la tête tout en bavardant, elles ne cessent pour autant de penser à leur charge, attentives qu'elles sont à ne rien renverser. De même un sage qui se livre à ses activités n'en est point affecté, car son esprit (mind) demeure en Brahma" (11).

 (8). Ou "primordial". La "connaissance" (vidyâ) est première et fondamentalement positive. L'ignorance est donc une absence de jouissance de cette "connaissance". Elle n'a aucune réalité positive; c'est une non-connaissance (avidyâ).
(9). Comme les prisonniers de la caverne platonicienne ("La République", ch. VII) qui, libérés de leurs chaines, contemplent dans la "lumière" la "réalité" des choses.
(10). Si la souffrance, que l'on ne saurait nier, affecte l'individu, elle ne peut atteindre l'être dans son intégralité.
(11). Extrait des "Talks with Shrî Râmana Maharshi", sri Ramanasramam, Tiruvannamalai, 1984.

Rendue à la réalité qui est la sienne, l'individualité ne constitue pas en elle-même un obstacle. Mais c'est bien l'illusion qu'elle engendre, conséquence du processus même de la manifestation, qui peut plonger l'être dans cette apparente "discontinuité". La manifestation est le fruit d'une polarisation principielle (représentée par les deux courants cosmiques respectivement constructeur et destructeur) qui l'engendre dans sa diversité. Cette multiplicité produite à toutes les apparences d'une "division" (d'une partition irréductible) pour l'être qui ignore qu'elle résulte d'une projection de l'Unité principielle. L'être individuel participe alors de cette diversité développant ainsi les possibilités qui lui sont propres et qui concourent à la réalisation de l'harmonie universelle.

La vocation de l'homme est d'accomplir ce qui doit être, sa suprême liberté est de "comprendre".

L'être individuel se distingue du Principe autant qu'une goutte d'eau peut se distinguer de l'océan. Il s'accomplit comme celle-ci participe du mouvement marin. L'être qui dans la "compréhension" réalise l'union effective dans le Principe s'identifie à son Universalité, comme la "goutte d'eau" à l'océan. S'identifiant à l'océan, elle est elle-même l'océan en y devenant le moteur même (océan: symbole de la manifestation du Principe qui en est le "moteur immobile". Ceci ne veut nullement dire que l'être individuel est devenu le Principe, ce qui serait absurde, mais que l'individu (la goutte d'eau) a perdu toute illusion de "séparativité".).

L'accomplissement et la réalisation (qui est celle de la "compréhension" effective) sont ainsi les deux envisagements de la "volonté" de l'homme en ce qu'il accomplit son destin, et réalise la Providence.

L'être humain est, par l'effet de la "chute", plongé dans une "communication" virtuelle. Sa "volonté" ne tend qu'à le restaurer dans l'intégralité de la "communication" effective selon un mode correspondant à sa nature propre (qui répond à la nécessaire diversité des êtres, et s'exprime dans une égale multiplicité de "voies" réalisatrices).

La tradition (12), dans sa forme d'expression hindoue, distingue une triplicité de principes cosmiques (13), aspects de l'Être universel (14), qui  sont: Brahmâ (15) le générateur des êtres, Vishnu le conservateur des êtres et Shiva le destructeur (16) des êtres. Régi par cette triplicité principielle, chaque être y trouve la détermination de son mode propre d'accomplissement et de réalisation.

(12). Au sens étymologique, c'est "ce que l'on transmet" (tradere). La tradition est l'expression d'une "révélation" fondamentale que l'humanité transmet dans une pluralité de formes propre à chaque société, formes qui sont ainsi authentiquement traditionnelles. La tradition est ainsi "expression" de la vérité.
(13). Ou Trimûrti (le mot mûrti ayant le sens de détermination, d'aspect).
(14). C'est-à-dire Îshvara qui est ainsi la première détermination de son aspect proprement ontologique.
(15). Reflet de Brahma dont il est une détermination (celle-ci s'exprimant par une détermination correspondante du genre: Brahma est en effet du genre neutre, et Brahmâ du genre masculin).
(16). Ou le "transformateur" des êtres; "celui" qui fait aller au-delà de la forme.

La voie "vishnouïte" s'accomplit dans la "perfection passive". La "communication" s'y actualise dans son aspect plus particulièrement "relationnel". L'être participe de la "réalité"; il la partage. C'est d'ailleurs le sens de la racine sanscrite BHAJ dont dérive le terme bhakti qui sert à désigner cette voie. Il participe ainsi à des rites que l'on peut adéquatement qualifier de "religieux" (au sens où la religion est "ce qui relie" : religo), et qui tendent à une revivification de la "relation" dans le Principe. L'être marque ainsi son appartenance à la "communauté", symbole de l'Unité principielle. Il "communie" au sens profond du terme. Dérivé du latin com-muni-co, ce terme marque la réalisation de l'union, de la "communion" (du latin com-muni-o, synonyme de com-muni-tas, qui désigne la "communauté"). Cette "participation" où l'être reste dans le domaine de la foi, s'adresse à tous. Son savoir est, pourrait-on dire, une connaissance par reflet elle-même fondement de sa croyance. Cette voie de bhakti rend ainsi compte des attitudes diverses de ferveur "fusionnelle" et de mysticisme (le mysticisme étant l'expression extrême de cette "participation" passive où subsiste malgré tout une certaine irréductibilité individuelle comme le souligne le terme même d'extase. L'extériorisation, liée à cette exaltation extatique où l'être est littéralement "hors de lui", n'est ainsi nullement le signe d'un dépassement définitif de l'individualité puisqu'elle la nécessite dans son accomplissement).

La voie "shivaïte" est celle de la "connaissance" effective (comme le souligne le dérivé jnâna de la racine JNA (connaître) qui sert à qualifier cette voie). Réalisant la "perfection active", elle est la voie d'identification dans le Principe. Fondamentalement initiatique, cette voie rétablit l'être dans une "communication" active qui ne devient véritablement effective qu'au terme de la réalisation de l'"Homme universel". L'initiation restaure virtuellement l'être au centre de l'état humain où la "communication" réelle s'actualise. Ce "centre" est le pôle essentiel de l'individualité humaine, son point de totalisation. L'homme, effectivement restauré en ce "centre", s'identifie à l'archétype humain. Sa propre individualité, celle qu'il manifeste substantiellement, n'est plus qu'un des aspects de cette individualité intégrale.

"Cette réalisation de l'individualité intégrale est désignée par toutes les traditions comme la restauration de ce qu'elles appellent l'"état primordial", état qui est regardé comme celui de l'homme véritable, et qui échappe déjà à certaines des limitations caractéristiques de l'état ordinaire, notamment à celle qui est due à la condition temporelle. L'être qui a atteint cet "état primordial" n'est encore qu'un individu humain, il n'est en possession effective d'aucun état supra-individuel; et pourtant il est dès lors affranchi du temps, la succession apparente des choses s'est transmuée pour lui en simultanéité; il possède consciemment une faculté qui est inconnue à l'homme ordinaire et que l'on peut appeler le "sens de l'éternité" "(17).

Ayant atteint cet "état primordial", l'être peut alors s'ouvrir à la réalisation des états proprement supra-individuels. Il est alors véritablement "transformé" au sens où il connait dès lors ses états "informels" (qui sont au-delà de la forme: "trans-formels"). La réalisation ne deviendra pleinement effective qu'au terme de l'union inconditionnée en Brahma (18). Au-delà du "silence du silence", il est "Homme universel" qui se connait lui-même par lui-même dans cette union du "Connaissant" et du "Connu".

Si d'une certaine façon on peut voir, dans la distinction de ces deux voies, l'exposé d'une certaine progression "réalisante", on ne doit, pour autant, faire preuve d'aucun systématisme. Chaque être suit la voie qui lui est propre, conjuguant ces deux aspects "passif" et "actif", "conservateur" et "transformateur", qui l'accomplissent et le réalisent.

 (17). R. Guénon, "La Métaphysique orientale", Ed. Traditionnelles, Paris,
1979, p.17.
(18). C'est-à-dire au-delà de la manifestation formelle et informelle, comme au-delà du manifesté et du non-manifesté.

LE MONDE INTERMEDIAIRE

S'il est des obstacles à la "communication" effective, ils ne peuvent être le fait que de l'homme individuel qui, confondant ce qu'il pense être avec ce qu'"Il" est réellement, s'inflige des limitations qu'il cherche ensuite à dépasser, engendrant ainsi une illusion d'autant plus tenace qu'il la nourrit en croyant la détruire (1). Ainsi l'homme non réalisé est-il à lui-même son propre obstacle.

Prenant appui dans le domaine sensible, l'"intégration" réalisatrice doit s'étendre au plan psychique, atteignant dans son accomplissement à l'universalité du spirituel. Mais tant qu'il n'est pas définitivement affranchi de la condition cosmique, l'être reste soumis à l'"attraction" du manifesté, et notamment à celle du domaine subtil.

Intermédiaire entre le corps et l'Esprit, la "psyché", par son "étendu" et les possibilités indéfinies qu'elle développe, reste le "lieu" de tous les errements. Tout enseignement authentique qu'il soit théorique ou proprement opératif ne fait qu'aider à la "traversée" de ce plan psychique, de ce que la tradition désigne comme le "monde intermédiaire": "traversée" qui accomplit la totalisation de l'être en le menant à son universalité.

Le psychique n'est donc qu'un intermédiaire qui ne peut être une fin en soi. Il doit, comme le domaine corporel, jouer un rôle de support, mais aussi de moyen (2). L'homme doit ainsi concevoir sa raison comme un moyen vers la "compréhension". Le "raisonnable" n'est pas le "connaissable". Ce qui est formel (et donc limité) ne saurait "saisir" l'illimité. Toute la puissance de la raison est dans la perception de ses limites. Si la raison peut être la source d'un réel savoir, c'est par l'éveil de ses facultés supra-rationnelles que l'être s'ouvre à cette "connaissance" qui l'investit de son "autorité" véritable.

Fondée sur les principes eux-mêmes dont l'universalité lui confère l'infaillibilité (3), l'"autorité" est une émanation directe de la Vérité. La Vérité qui est "Une" n'est pas systématique mais intégrale. Son universalité lui donne cette faculté de rendre compte d'une infinité d'aspects, sans en privilégier aucun. Invoquer cette "autorité", c'est donner à la Vérité une forme d'expression, et par là même savoir repousser l'intolérable. La tolérance, au vrai sens du terme, est reconnaissance et acceptation de ce qui est expression de la Vérité (4). Ignorer toute référence aux principes, refuser toute invocation de l'"autorité" (5), c'est devoir tolérer l'intolérable. La tolérance n'ayant plus aucun sens puisqu'il n'y a plus rien qui puisse faire obstacle à l'intolérable. En effet faire preuve de tolérance, c'est devoir se référer à quelque chose de "fondamental", ceci ne pouvant être que l'invocation des seuls principes universels.

(1). On donne ainsi d'autant plus de réalité pour mieux la saisir à quelque chose que l'on veut éliminer. L'individualité devient alors d'autant plus présente et imposante que l'on veut la réduire à ce qu'elle est.
(2). Tel doit être, si l'on considère notamment le psychisme humain, le rôle de la conscience individuel, de la raison, de la mémoire ou de l'imagination.
(3). L'universalité des principes, réduisant toutes les contradictions, toutes les limitations, réduit par là même toutes les formes d'erreurs.
(4). Telle est l'attitude des différentes formes traditionnelles authentiques qui, reconnaissant leur unité transcendante, se "tolèrent" en tant que formes d'expression de la Vérité révélée. 
(5). "Autorité" éminemment spirituelle qui ne saurait être assimilée à la recherche d'un quelconque autoritarisme.

Confronter à l'omniprésence des "systèmes", l'individu ne peut plus rien concevoir qui ne soit systématique. Toute théorie, aussi précise soit-elle, ne peut pas ne pas contenir un certain degré d'incertitude. Croire que l'on peut négliger cette incertitude, c'est aboutir à ce paradoxe où ce qui apparait alors comme pratiquement vrai est en réalité totalement faux (c'est d'ailleurs bien au nom d'une efficacité pratique que l'on s'arroge le droit de bafouer la vérité). Tout système se proclame ainsi vrai bien qu'il croit l'être à une "indéfinitude" près (que l'on veut assimiler d'ailleurs à un indéfiniment petit).

Considérons l'un des postulats (l'un des plus caractéristiques) de ce que l'on nomme les sciences humaines: celui qui veut faire de l'homme l'équivalent d'un composé corps-psyché (l'Homme est ainsi réduit à l'"humain"). Cette théorie lui dénie toute spiritualité réelle, et si elle envisage les prolongements de sa conscience individuelle; elle ne lui reconnait qu'une subconscience (c’est-à-dire de l'infra-conscient, mais aucun supra-conscient).

On peut être frappé de l'assentiment rencontré par cette théorie auprès de l'homme moderne. Mais cela n'est surprenant qu'en apparence. Son caractère simplificateur y est ainsi pour beaucoup; on définit en effet d'autant plus facilement ce que l'on a arbitrairement limité. Notre époque est surtout attentive à l'ordre phénoménal (6), à tout ce qui a trait au domaine tangible, et cette vision de l'homme répond tout à fait à cette exigence. Cette théorie est le résultat de multiples "actions et réactions concordantes" qui font qu'elle devient tour à tour objet ou facteur d'influences. Il y a en effet une profonde interaction entre la nature des êtres et les conditions spécifiques au milieu où ils évoluent. Ainsi l'homme moderne qui explore son psychisme ne peut-il rien faire d'autre que de confirmer la théorie puisqu'il en subit l'influence. Qu'il soit convaincu que sa psyché n'est que conscience et subconscience ne change rien à ce qu'il en est véritablement. Mais insistons sur ce point fondamental.

Il est impossible, au sens où c'est un pur néant, de considérer l'homme comme une entité irréductible; cette considération ayant pour résultat absurde de vouloir limiter l'"Infini"

L'homme n'est donc que très approximativement ce composé corps-psyché.

Cette approximation et le degré d'incertitude qui en résulte portent donc sur ce qui est hors du champ individuel, sur ce qui est au-delà de l'ordre phénoménal, au-delà du domaine quantifiable. Ce degré d'incertitude que l'homme moderne veut considérer comme rigoureusement nul, porte ainsi sur l'essence même de l'être, sur ce qui l'unit au Principe.

Ignorante des causes premières, la science moderne est impuissante à rendre compte de toute l'"étendu" des "objets" dont elle croit faire l'étude. Cette ignorance liée à son défaut d'"autorité", à son absence de référence aux principes, la rend incapable d'atteindre à une véritable synthèse. L'analyse, où elle se perd, ne peut produire qu'un catalogue de faits sans aboutir à une réelle compréhension d'ensemble. Si l'"inférieur" est un reflet du "supérieur" puisqu'il en tire sa raison d'être, considéré en lui-même, il n'est plus qu'une simple apparence. La science moderne qui ignore le "supérieur" ne saurait être un moyen, un support vers la "connaissance" authentique. Elle n'est ainsi qu'application d'un savoir plus que relatif à des ambitions uniquement pratiques (même si l'on veut parler de recherche fondamentale, c'est toujours dans ce même souci de résultats pratiques).

L'un des tous premiers obstacles à la réalisation de cette "communication" effective réside donc dans l'ignorance de sa possibilité même. L'homme moderne, convaincu qu'il est de devoir satisfaire à ses désirs les plus extérieurs (7), néglige ainsi celui qui est en fait le plus essentiel; celui qui satisfait, les satisferait tous. Mais qu'il ait une certaine préscience de sa transcendance, et qu'il s'engage dans cette recherche de la réalisation, l'homme est alors confronté aux dangers du "monde intermédiaire".

On ne saurait faire l'inventaire de toutes les formes d'égarement qui le menacent. Des plus grossières où la "communication" authentique est confondue avec certains états émotionnels; l'individu se veut alors en communion avec la nature (confondant ainsi la réalisation elle-même avec un vague sentiment qui ne peut être le signe d'une "communion" authentique et universelle). Mais le plus généralement l'égarement résulte d'une confusion du psychique et du spirituel; confusion qui n'est pas étrangère à la négation pure et simple du spirituel puisqu'elle enferme l'être dans sa psyché: le "psychologique" doit, soi-disant, tout expliquer. Et si l'être recherche une certaine unité harmonique, la psychanalyse est là pour l'entrainer dans une errance indéfinie par les méandres de sa subconscience qui le détourneront de l'idée même d'une possible unification de l'être.

Cette ignorance du spirituel est également le fait de très nombreuses "écoles" qui se donnent pourtant comme ambition de parvenir à cet éveil de l'Esprit. Considérant à tort la réalisation comme la juste récompense des efforts liés à la pratique de certaines techniques corporelles et psychiques, ils en arrivent tout simplement à prendre ce qui n'est bien que l'effet de ces pratiques pour la réalisation elle-même. Ainsi ce qui ne devait être qu'un moyen tout contingent devient une fin en soi.

La réalisation est la reconnaissance de la "réalité" ultime et permanente de l'être. Etant en elle-même totalement inconditionnée, elle ne saurait être la conséquence de quoi que ce soit. Si l'on peut parler d'un certain devenir, c'est dans l'élimination progressive de l'ignorance (c'est-à-dire dans la négation d'une limitation). Cet effort, s'il peut être nécessaire, ne saurait être une fin en soi, et les effets qui peuvent en résulter ne présage en rien d'une quelconque réalisation spirituelle. Ces effets qui peuvent donner à celui qui les éprouve certains "pouvoirs" sont bien plutôt de nouveaux obstacles qui doivent être, à leur tour, dépassés.

Parmi les "techniques" ainsi déviées, on peut citer le cas très caractéristique du Yoga qui, dans ses multiples formes, est assimilé à une gymnastique corporelle et psychique. Qu'il puisse produire des "effets" que l'on peut voir comme bénéfiques dans ces deux domaines ne doit pas faire perdre de vue que son but est tout autre. Le Yoga n'est nullement une thérapie, mais, tout au contraire, un moyen traditionnel de réaliser l'"union" dans le Principe (8): moyen qui par une harmonisation corporelle et mentale ouvre la voie au plan spirituel.

Symbole de l'illimité, le spirituel ne peut être défini, son universalité le place au-delà de tout état limité et formel. Transcendant l'individuel, il est hors de toute forme, inexprimable.

C'est dans l'éveil de l'"intuition" intellectuelle que s'évanouit l'illusoire "séparativité". De nature supra-individuel, à la fois puissance de synthèse et pôle de "compréhension", l'"intuition", symbole même de l'intellection, ne doit en rien être confondu avec un quelconque instinct ou pressentiment. Transcendant les plans sensible et psychique, elle est la voie de l'illumination spirituelle.

L'"intuition" s'éveillant là où souffle l'Esprit, la Tradition n'a ainsi d'autre vocation que de transmettre dans le geste rituel une "influence" spirituelle, source d'éveil et de réalisation

Porté par cette "influence", l'être peut dès lors s'aventurer dans la traversée du "monde intermédiaire": traversée que l'on représente traditionnellement par une navigation sur les "deux Océans" (9). Parcourant l'"Océan d'en bas", l'être y épuise ses possibilités infra-humaines (l'homme moderne, loin de tendre vers cet épuisement des possibilités inférieures, ne fait bien souvent que de s'y perdre). S'il peut en atteindre la surface, ce n'est qu'au terme d'une totalisation de l'état humain qui le restaure dans l'"état primordial". "Marchant" sur ces "eaux inférieurs", il s'ouvre alors au domaine spirituel et s'élève dans l'"Océan d'en haut", "lieu" des états supra-individuels (10). Parachevant cette traversée, l'être s'affranchit alors définitivement du plan manifesté et s'identifie dans le Principe, terme de sa "délivrance".

(6). Dérivé du grec phainesthai (apparaitre), le phénomène n'est ainsi qu'une apparence.
(7). Sans cesse entretenus et multipliés, le privant ainsi de toute satisfaction libératrice.
(8). C'est d'ailleurs le sens littéral du terme Yoga qui dérive de la racine YUJ (unir).
(9). Symbole du "monde intermédiaire" : entre le Ciel et la Terre où "l'Esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux" (Genèse, I, 2). L'Esprit se meut alors dans l'"Océan d'en haut" au-dessus de l'"Océan d'en bas".
(10). On peut citer ce passage de l’Évangile selon saint Matthieu (XIV, 28-29): "Pierre prenant la parole: "Seigneur, dit-il, si c'est vous, ordonnez que j'aille à vous sur les eaux". Il lui dit: "Viens!" et Pierre, étant sorti de la barque, marcha sur les eaux pour aller à Jésus".

LES DEGRES DE LA "COMMUNICATION"

Si l'on cherche à savoir ce qui différencie l'être réalisé de celui qui ne l'est pas, on doit, en vérité, convenir que si cette différence existe elle n'a pour toute réalité que l'étendue d'une illusion (le comportement et les pensées que l'on n'envisage que comme des effets de cette illusion cosmique sont eux aussi illusoirement interprétés). Parler de degré, c'est envisager une disparition progressive de cette différenciation illusoire. Progression qui reste toujours relative vis à vis de l'instantanéité inconditionnelle de la réalisation (progression comparable à celle du prisonnier qui tranche un à un les liens qui l'entravent sans être libéré pour autant. La réalisation serait alors comme une prise de conscience du prisonnier qui, instantanément et à n'importe quel instant de son illusoire détention, comprendrait que ses liens n'étaient pas de réelles entraves et que rien, en vérité, ne s'était jamais opposé à sa liberté). En effet si la "communication" est, en application du principe de "continuité" absolue, la "réalité" permanente de l'être; sa réalisation effective est vécue comme une discontinuité immédiate ou plus précisément comme une discontinuité de la discontinuité illusoire (c'est-à-dire comme une reconnaissance effective de la "continuité"). Cette réalisation n'est donc pas le terme de cette progression; mais les degrés qui résultent de celle-ci n'en sont pas moins nécessaires puisqu'ils la préparent.

L'être tend ainsi vers sa libération, qui est "compréhension" de ce qu'il est et accomplissement de ce qui doit être, par des "stations" d'identification à des niveaux de moins en moins relatifs et déterminés de la "réalité". Référons-nous à ces deux réponses de Râmana Maharshi qui mettent l'accent sur cette notion du "réel" et du relatif. A une question sur la réalité d'Îshvara (L'Être pur, première détermination de Brahma), de Vishnu (une des déterminations d'Îshvara) et de leurs demeures sacrées, Râmana Maharshi répondit:

"Ils sont aussi réels que vous dans votre corps" (1).

Ce "vous" intègre ainsi l'ensemble des aspects relatifs en indétermination croissante qui mène à Brahma.

Dans une autre conversation, un autre interlocuteur posa ainsi sa question: "Brahma (l'Esprit suprême) est réel. Le monde (jagat (2)) est une illusion". Telle est l'expression consacrée de Shrî Shankarâchârya. Cependant d'autres affirment que le monde est réel. Laquelle de ces deux affirmations est vraie ?". A quoi Râmana Maharshi répondit: "les deux affirmations sont vraies. Elles correspondent à des degrés distincts de développement et se rapportent à des points de vue différents. L'aspirant part de cette définition: ce qui est réel, l'est perpétuellement. Alors il élimine le monde comme irréel puisque celui-ci change continuellement. Il ne peut être réel, pense-t-il; "ni ceci, ni cela!". Le chercheur atteint finalement le Soi (3), et découvre à ce stade que l'Unité est ce qui prévaut. Alors ce qu'il avait primitivement rejeté comme irréel lui apparait maintenant comme participant de l'Unité. Faisant partie de la "réalité", le monde est également "réel". Dans la réalisation du Soi, il n'y a que l'Être et rien que l'Être" (4).

Cette réponse permet d'ailleurs de mieux cerner la thèse de Shankarâchârya. Car dire que le monde est une illusion, ce n'est pas affirmer qu'il est irréel mais c'est, bien au contraire, lui reconnaitre cette réalité relative qui est la sienne. Symboliser le monde par cette idée d'illusion, c'est amener vers l'exacte compréhension de ce qu'il est, en se détournant de ce qu'il n'est pas. Le monde est un reflet. Shankarâchârya, dans l'introduction de son commentaire aux Brahma-sûtras, cite, pour mieux définir la "fausse imputation" (adhyâsa), l'exemple classique de la nacre prise pour de l'argent (la surface nacrée d'un coquillage peut être ainsi prise pour une feuille d'argent). Appliqué au monde cet exemple peut se transposer ainsi: le monde dans sa relativité est comparable au reflet de la nacre. Prendre ce reflet pour celui de l'argent, c'est lui "surimposer" une réalité qui n'est pas la sienne; mais, correctement perçu, ce reflet reste toujours illusoire vis à vis de sa Source, c’est-à-dire vis à vis du Principe.

Cette voie progressive vers la "compréhension" suit donc l'accomplissement des possibilités de l'être. Le franchissement d'un degré est pour lui le fruit d'un approfondissement de sa connaissance. Car c'est bien par la compréhension que l'être franchit ces différentes "stations", par une assimilation de ce qui est mis dans son champ propre de "reconnaissance" (qui est le "lieu" d'identification).

"S'il en est ainsi, c'est que toute connaissance vraie et vraiment assimilée est déjà par elle-même, non une réalisation effective sans doute, mais du moins une réalisation virtuelle, si l'on peut unir ces deux mots qui, ici, ne se contredisent qu'en apparence; autrement on ne pourrait dire avec Aristote qu'un être "est tout ce qu'il connait"" (5).

Cette affirmation d'Aristote, comme l'a d'autre part souligné René Guénon (6), ne fait que formuler le principe d'identification par la "connaissance" qui est à la fois déroulement et terme de la réalisation métaphysique (si le but ultime répond à la réalisation effective, le déroulement marque les étapes de ce qui a été qualifié de "réalisation virtuelle").

(1). Extrait des "Talks with Shrî Râmana Maharshi", Ibid., p. 35.
(2). Littéralement "ce qui se meut", ce terme désigne l'Existence universelle.
(3). C'est-à-dire le principe même de l'être, l'Âtmâ qui est identique à Brahma.
(4). Extrait des "Talks with Shrî Râmana Maharshi", Ibid., p.41.
(5). R. Guénon, "Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues", Ed. Véga, Paris, 1983, p.251.
(6). "La Métaphysique orientale", Ed. Traditionnelles, Paris.

Ce déroulement trace la voie propre de l'être dans l'enchainement de ses états d'être. Le but ultime, en tant que réalité permanente de l'être, peut être ainsi réalisé dans l'un quelconque de ses états d'être; mais il ne l'est "pratiquement" qu'autant que l'être a épuisé les possibilités de manifestation qui le plonge illusoirement dans cette virtualité (possibilités inhérentes à la nature de la manifestation et qui infèrent dans la "pratique" cette "surimposition".).

On ne saurait rendre compte de la multiplicité des degrés, mais on peut, malgré tout, donner quelques indications sur certaines étapes particulières. Ainsi convient-il d'insister sur les trois degrés de connaissance mentionnés précédemment et qui sont: bâlya, pânditya, mauna.

"Le premier de ces mots désigne littéralement un état comparable à celui d'un enfant (bâla) (7): c'est un stade de "non-expansion", si l'on peut ainsi parler, où toutes les puissances de l'être sont pour ainsi dire concentrées en un point, réalisant par leur unification une simplicité indifférenciée, apparemment semblable à la potentialité embryonnaire. C'est aussi, en un sens un peu différent, mais qui complète le précédent (car il y a là à la fois résorption et plénitude), le retour à l'"état primordial" dont parlent toutes les traditions, et sur lequel insistent plus spécialement le Taoïsme et l'ésotérisme islamique; ce retour est effectivement une étape nécessaire sur la voie qui mène à l'Union, car c'est seulement à partir de cet "état primordial" qu'il est possible de franchir les limites de l'individualité humaine pour s'élever aux états supérieurs" (8).

Le stade ultérieur est représenté par pânditya qui est proprement le "savoir". Le Pandit est celui qui, possédant la connaissance, est ainsi qualifié pour la transmettre dans l'exact mesure bien sûr où elle est exprimable. "Il a donc plus particulièrement le caractère du Guru ou "Maître spirituel"; mais il peut n'avoir que la perfection de la Connaissance théorique, et c'est pourquoi il faut envisager, comme un dernier degré qui vient encore après celui-là, mauna ou l'état de Muni, comme étant la seule condition dans laquelle l'Union peut se réaliser véritablement" (9).

(7). Cf. ces paroles de l'Évangile: "le Royaume du Ciel est pour ceux qui ressemblent à ces enfants... Quiconque ne recevra point le Royaume de Dieu comme un enfant, n'y entrera point" (St. Matthieu, XIX, 24; St. Luc, XVIII, 16 et 17).
(8). R. Guénon,"L'homme et son devenir selon le Vêdânta", Ed. Traditionnelles, Paris, 1981, p.196. L'auteur ajoute ceci en note: l'"état primordial", c'est l'"état édénique" de la tradition judéo-chrétienne; c'est pourquoi Dante situe le Paradis terrestre au sommet de la montagne du Purgatoire, c'est-à-dire précisément au point où l'être quitte la Terre, ou l'état humain, pour s'élever  aux Cieux (désignés comme le "Royaume de Dieu" dans la précédente citation de l'Évangile).
(9). R. Guénon, Ibid., p.197. L'auteur suit dans son commentaire sur ces trois degrés le "Brahmasûtrabhâshya" (III, 4, 47 à 50) de Shankarâchârya.

Cette réalisation, cette "union", peut, comme nous l'avons vu, être effective dans l'un quelconque des états d'être. On qualifie, ainsi de Jivan-mukta (littéralement "délivré dans la vie"), l'être qui connait cette réalisation dans l'état humain. Mais cette délivrance peut n'être acquise que dans un autre état d'être; on doit dès lors parler d'une réalisation posthume vis à vis de l'état humain, qui est notre état de référence (puisque c'est celui que nous connaissons présentement). La mort n'est en effet que la modification d'un état d'être (qui peut en être proprement le changement), comme la naissance n'était que le passage d'un état d'être à un autre état d'être, en l'occurrence l'état humain.

Cette modification dépend bien évidemment du degré de réalisation effectivement atteint par l'être à l'instant de sa mort. Ainsi cet état posthume est-il bien différent selon que l'être est ou non rattaché à une forme traditionnelle et qu'il y suit une voie "active" ou simplement "passive".

Privé de toute "influence" traditionnelle, l'être ne peut échapper à l'enchainement de ses états manifestés. Suivant une voie profane, il ne peut prétendre à rien d'autre qu'à une soumission à l'attraction cosmique.

Mais rattaché à une forme traditionnelle authentique, sa condition posthume sera alors directement liée à la nature des "influences" (subtiles et surtout spirituelles) reçues. Dans leurs aspects religieux, c’est-à-dire exotériques, ces différentes traditions ouvrent à des modalités posthumes spécifiques. L'être peut être ainsi maintenu dans ses prolongements subtils (animiques) jusqu'à la fin d'un cycle de manifestation (10) au terme duquel il sera ou effectivement réintégré dans le Principe ou rejeté dans le monde manifesté (11). Ces modalités spécifiques sont ainsi celles d'une réintégration "passive" dans le Principe. Mais pour l'être qui suit une voie initiatique, donc "active", son état posthume sera alors directement lié à l'accomplissement de sa "délivrance graduelle" (krama-mukti); qu'il atteigne les ultimes degrés, et sa mort pourra être le signe de sa "délivrance" effective. Tel est le cas du Videha-mukta (littéralement le "délivré hors du corps".) qui est, au terme de sa vie, restauré dans l'état de Muni, dans la "communication" effective (12).

(10). Qui peut être, selon les modalités propre à la forme traditionnelle impliquée, la fin d'un cycle de notre monde ou la fin même de ce monde.
(11).Ceci, si l'on se réfère à la tradition chrétienne, fait directement allusion au "Jugement dernier".
(12). Voir sur cette question complexe des états posthumes l'ouvrage de R. Guénon déjà cité: "L'homme et son devenir selon le Vêdânta".

LA "RELATION" HUMAINE

Nous n'avons jusqu'ici considéré la "communication" que dans ses aspects les plus essentiels, c'est-à-dire en ce qu'elle est symbole de l'"identification" suprême. Mais elle est tout aussi expression de la "relation" fondamentale dans le Principe, "relation" que nous avions d'ailleurs, au début de ce texte, comparé à celle qu'établit le rayon solaire avec sa source. Si dans cette correspondance le soleil représente le principe de la manifestation

(Îshvara), le rayon, succession de points lumineux, peut figurer alors l'ensemble des états manifestés de l'être (1). L'état humain n'est ainsi représenté que par un point, germe symbolique, qui, en tant que pôle essentiel, peut par son rayonnement propre réfléchi sur le champ substantiel en produire la manifestation proprement dite.

Ce rayon qui est ainsi symbole de la relation principielle doit être en conséquence figuré par un axe vertical, signe de cette "communication" essentielle et directe dans le Principe. Mais que peut-on dire du plan horizontal qui coupe cet axe par ce point essentiel, symbole de l'état humain ?

Ce plan peut n'être qu'une simple expansion de ce point central. On peut le  considérer comme formé par un ensemble de "points reflets" qui sont autant d'aspects de ce point central et essentiel. Représentant la synthèse de l'état humain, ce point axial est ainsi le symbole même de l'"état primordial". Il doit, par voie de conséquence, pouvoir figurer l'homme archétypal (2).

Chaque "point reflet" peut être alors le symbole d'une individualité humaine puisque celle-ci n'est bien qu'un reflet, qu'un aspect de l'archétype.

L'axe horizontal qui relit un point individualisant au centre archétypal doit être considéré comme le signe de la "relation" humaine primordial. Suivre cet axe horizontal, c'est vouloir s'identifier à l'"homme primordial" (2), état qui, par une voie ascendante, mène à la réalisation de l'"Homme universel". Faire le signe de la croix, c'est ainsi tracer la voie de la "communication" authentique (3); c'est s'identifier à la source du rayonnement principiel.

Nous avons eu précédemment à considérer deux voies fondamentales de réalisation: la voie de jnâna et la voie de bhakti qui tendent dans leur spécificité à la reconnaissance de cette "continuité" rayonnante. Chacune de ces voies peut alors être mise en correspondance avec l'une des natures du rayonnement, respectivement avec ses aspects de lumière et de chaleur.

Si toutes les voies se confondent dans le même but ultime, elles n'y tendent pas avec la même puissance. De même que dans tout rayonnement la lumière est plus essentielle que la chaleur qui n'en est alors qu'une conséquence, de même la voie de jnâna, voie de la "compréhension" (4), mène plus directement au but que celle de bhakti, voie de la "participation" (5). On ne saurait d'autre part envisager ces deux voies comme exclusives l'une de l'autre, pas plus que l'on ne saurait concevoir le rayonnement sans la présence simultanée de ces deux natures. Si l'on peut qualifier respectivement ces deux voies de "voie de la connaissance" et "voie de l'amour", on ne doit pas pour autant perdre de vue que ces qualificatifs désignent en fait le but lui-même (6) qui est: "Infinitude", "Universalité", "Vérité", "Connaissance" qui réalise l'identité ultime du "Connaissant" et du "Connu", "Amour" qui mène à l'"immortalité" (7).

(1). Conçus dans leur essentialité totalisante. Si l'on cherchait à établir cette correspondance au plan macrocosmique, ce rayon représenterait alors la "chaine des mondes", c'est-à-dire l'ensemble des mondes manifestés que l'être peut parcourir dans l'enchainement de ses états.
(2). Le Manu ou Adam si l'on se réfère à la tradition judéo-chrétienne.
(3) Qui dans la tradition chrétienne s'énonce comme la voie qui par le Christ mène à Dieu.
(4). "Compréhension" qui dans sa fulgurance illumine comme la lumière.
(5). "Participation" qui est fervente et fusionnelle comme la chaleur.
(6). On pourrait plus exactement qualifier la voie de jnâna de "voie de la connaissance et de l'amour lumineux" et la voie de bhakti de "voie de l'amour et de la connaissance fervente".
(7). Au plein sens du terme, l'immortalité est alors affranchissement de tout état conditionné. L'immortel est celui qui ne meurt plus, c’est-à-dire celui qui ne connait plus d'autre cycle d'existence dont le terme est inévitablement une mort. L'immortalité comme l'amour marque l'union ultime dans le Principe. Cette identification s'exprime d'ailleurs dans la morphologie même des mots comme l'ont souligné certains trouvères, ainsi l'amour (du latin amor) est "non-mort" (a-mors).

Ce but ultime est réalisation de la "communication" effective. Il est contemplation par l'"oeil du cœur" qui "perçoit" la "connaissance" et "ressent" l'"amour" du rayonnement principiel. Restauré dans l'"état primordial", au centre de l'état humain, l'être s'élève à la réalisation de l'identification dans le Principe par l'intellection du "cœur" de l'"Homme universel" (8). Établi dans l'état de Muni, Il est le témoin irradiant de la présence divine, source d'illumination fervente dans la compréhension et l'amour rayonnants. Pour lui toute "séparativité" a définitivement cessé; se "comprenant" lui-même, il "comprend" effectivement toute chose (9).

La "relation" humaine marque, comme nous l'avons vu précédemment, le lien d'identification en l'homme archétypal qui trouve son expression dans ce que l'on nomme le "lien du sang".

Tout homme est fils d'Adam. Il exprime alors l'une des potentialités de l'archétype (10) auquel il se rattache par la longue chaine des générations. Ce lien primordial s'exprime d'ailleurs nettement dans l'instant même de l'engendrement: l'union de l'homme et de la femme dans l'équilibre de leur complémentarité manifeste ainsi l'unité de l'androgyne primordial (11). L'unité individuelle n'est bien qu'une projection de l'"homme primordial" (une image en acte d'une de ses potentialités), l'union génératrice ouvrant ainsi la voie au rayonnement principiel qui fait l'homme à "l'image de Dieu" (12). L'être individuel est ainsi le fruit de l'Unité principielle projetée dans la médiation de l'homme archétypal.

Considérant l'individualité manifestée, on peut la figurer par une sorte d'"écorce" qui envelopperait ce "cœur" rayonnant (13) au centre de l'être

(8). A lui s'applique alors ces paroles d'Al-Hallaj: "je vis mon Seigneur par l'œil de mon cœur; et je dis: "qui es-tu ?" Il dit: "Toi" ".
(9). Accomplissant alors pleinement ce commandement: "tu aimeras ton prochain comme toi-même" (St. Matthieu, XXII, 39) qui est comme l'énonce l'Évangile semblable à celui-ci: "tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit" (St. Matthieu, XXII, 37); commandement qui, par son accomplissement, effectue, dans l'intégralité des "trois mondes", l'Union dans le Principe.
(10). Ainsi le dérivé mânava (littéralement "issu de Manu") désigne-t-il l'être humain.
(11). On comprend dès lors que la génération puisse échapper d'une certaine façon aux géniteurs individuels qui, s'ils en sont les "acteurs", n'en sont pas à proprement parler les "auteurs".
(12). "Et Dieu créa l'homme à son image; il le créa à l'image de Dieu: il les créa mâle et femelle" (Genèse, I ,27).
(13). Ce que nous avions désigné précédemment par l'expression de "point reflet". Ce "cœur" est ainsi reflet du "cœur" de l'"homme primordial", lui-même reflet du "cœur" de l'"Homme universel".

Réalisant l'état de Muni, l'être individuel est alors le support transparent du rayonnement principiel (14). Son "cœur" s'identifie au "cœur" de l'"Homme universel". Par contre, l'être non réalisé, celui qui ne connait qu'une "communication" virtuelle, est, par la trompeuse opacité de son enveloppe individualisante, plongé dans l'illusion de la "séparativité". Il se voit réduit à l'extériorité de l'échange, étranger qu'il est à sa propre intériorité comme à tout ce qui est autre que son "moi" (il n'est que cette "écorce" individuelle). Se confondant avec son individualité, l'être n'est alors attentif qu'à ce qui peut la toucher, l'affecter. Du "rayonnement", c'est alors la "chaleur" qu'il perçoit. Confondant l'amour et l'affection, il se ferme à toute "compréhension", à toute "lumière" véritable qui est essentialité de l'amour (15). Entrainé dans les tourments de son affectivité, l'individu ne peut rien envisager hors du sensible et du sentimental (16). Tout est pour lui objet d'attirance ou de répulsion, recherchant ce qui veut être son "bien" et repoussant le "mal". Il ne sait ainsi se placer en ce point d'équilibre, en son "cœur" où les contraires se transmuent en complémentaires.

La manifestation a dans son accomplissement tout aussi besoin du "bien" que du "mal"; l'harmonie ne se réalise pas dans l'impossible destruction du "mal", mais dans le dépassement de cette apparente dualité, dans l'accomplissement de cet équilibre universel qui intègre tous les déséquilibres. Comprendre sa transcendance, c'est ainsi reconnaitre son Unité véritable qui est celle de l'"Homme universel".

Considéré en elle-même, l'existence individuelle n'est qu'injustice. L'individu ne peut échapper aux lois du déterminisme, mais c'est parce qu'il est bien plus que son individualité que l'être peut connaitre Liberté et Justice. Rétabli au centre de lui-même, il se libère en s'identifiant à la source des destinées, à la source du rayonnement principiel, devenant ainsi le propre moteur de son destin (17). En ce "lieu" d'équilibre, chaque chose s'intègre alors dans cette totalisation qui est Justice.

Dépassant son individualité et retrouvant son Unité véritable, l'être se réalise pleinement. Source de "réalité", cette Unité est, comme nous l'avons vu, manifestée précisément dans l'instant même de la génération (au plan microcosmique aussi bien que macrocosmique). L'être est le fruit de l'Unité qui est en elle-même commencement et fin. La "relation" humaine devient alors à la fois source créatrice et voie de réintégration.

Dans cette recherche de son Unité fondamentale, l'être en découvre le reflet agissant dans l'unité familiale qui doit en porter ainsi le premier témoignage. La famille est bien plus qu'une simple base structurante de l'individu, elle est le reflet microcosmique de l'Unité principielle qui s'exprime au travers de la "relation" humaine, le couple humain étant alors l'image même de l'homme archétypal. Reflet de cette Unité essentielle, la famille doit être ainsi le support libérateur de l'"individualisme" (18). Elle doit être alors témoin du rayonnement principiel, dispensatrice de "compréhension" et d'amour, support qui mène à la réalisation de la "communication" authentique.

Se réduire à son individualité, c'est se priver de "compréhension" et d'amour, fermé que l'on est au rayonnement du "cœur". Ignorant sa transcendance, l'homme est hors de tout équilibre, de toute unité. Il perd le sens de l'Homme, de la famille, de la "communauté". Refusant le souffle de l'Esprit, l'individu est condamné à l'isolement (19). Il se prive de cette "relation" humaine véritable, fruit de la "communication" authentique.

(14). Reflet du "cœur" de l'"Homme universel"; son "écorce" n'est plus qu'un pur cristal.
(15). L'individualité, qui connait plaisir et souffrance, est seule à être ainsi affectée. L'amour est au-delà de l'affectivité. Si l'être réalisé reste affecté dans son individualité, il est, pourrait-on dire, sans affectivité.
(16). Pris dans le jeu des sentiments, il peut s'émouvoir d'une chose qui le touche, mais il oublie alors résolument tout ce qui n'est plus dans son champ émotionnel. L'amour, dépassant ce sentimentalisme partial, se manifeste dans l'intégralité d'une véritable compassion.
(17). Il n'échappe pas ainsi au déterminisme de l'existence individuelle, mais il s'identifie à la source même de ce déterminisme qui est Liberté véritable.
(18). Qui est cette confusion de l'être avec l'individualité. Par voie de conséquence, cette possibilité réalisatrice s'étend à toute "communauté" authentique, qui est en elle-même reflet de l'Unité; comme à tout être qui est identifié par la "connaissance" (même virtuellement) à l'"homme primordial" et qui peut alors assumer la fonction de Maître spirituel.
(19). A l'illusion de la "séparativité" principielle comme à la solitude humaine qui n'en est que la lointaine conséquence.

DEVIANCE ET COMMUNICATION MODERNE

Nous avons, en commençant cet ouvrage, recherché les sens premiers et essentiels des dérivés issus du terme munis. Si l'on cherche à suivre l'histoire de cette famille de mots, on constate qu'ils ont su, jusqu'à une époque très récente, participer à l'expression du spirituel. On peut ainsi suivre, parallèlement aux significations plus contingentes, la valeur proprement transcendante qui s'attache à ces termes.

Apparaissant dès l'origine, comme nous l'avait suggéré notamment l'analogie sanscrite, cette valeur n'est ainsi qu'entérinée par l'usage chrétien. La communicatio est bien l'expression de cette Union spirituelle fondamentale comme l'illustre ce passage de l'Évangile: "gratia Domini nostri Jesu Christi, et charitas Dei, et communicatio sancti Spiritus sit cum omnibus vobis" (1).

Cette valeur se conservera dans les langues romanes. Le français naissant élabore ainsi des termes polymorphes qui aboutiront finalement aux mots communion et communier (2).

C'est au XIVème siècle qu'apparait tout un vocabulaire nouveau directement calqué sur le latin. Le français est alors le théâtre d'une formation de multiples doublets tels que: communier/communiquer ou communion/communication. Mais ce mouvement linguistique, loin d'être un retour aux origines, est en fait le signe d'une rupture annonciatrice du monde moderne. Bien que l'on puisse légitimement dire que le terme "communication" explicite l'aspect proprement ésotérique de la communicatio comme le terme "communion" en explicite l'aspect religieux et exotérique, force est de reconnaitre que le terme communication n'apparaît en fait que pour être mieux détourner de son sens primordial (3).

Cette évolution de la langue n'est en toute logique que la conséquence d'un mouvement correspondant des idées. Les hommes du XIVème  siècle sont bien les précurseurs de la pensée humaniste qui fleurira dans cette vision de l'homme irrémédiablement profané réduit à la seule dimension humaine. Sa transcendance, si elle n'est pas niée ouvertement, est, dans un premier temps, négligée.

(1). "Que la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ, l'amour de Dieu et la communication du Saint-Esprit soient avec vous tous !" (Deuxième épitre aux Corinthiens, XIII, 13).
(2). Ce verbe traduit ainsi l'expression communicare altari (communiquer en l'autel) employée notamment par Saint-Augustin. Le mot communion est l'aboutissement du latin communicatio, influencé en cela par le latin communio dont il est synonyme pour désigner la communauté.
(3). cette déviation sera ainsi d'autant plus puissante qu'elle détournera une forte potentialité. On entretient en effet d'autant mieux l'illusion en singeant  l'essentiel, car ne dit-on pas que "Satan est le singe de Dieu".

Il faudra attendre le "rationalisme" pour voir cette négation s'affermir et atteindre à son terme dans les aboutissants de l'"existentialisme". L'homme est alors réduit à la simple expression d'une individualité limitée au monde sensible. Il est ainsi plongé dans un "matérialisme" de fait porté par ce qui se veut être un système de "valeurs". Mais, privé de toute référence aux principes universels, l'homme moderne ne peut plus être que le jouet des forces les plus obscures (4).

Si l'on observe le monde actuel, on ne peut qu'être convaincu de sa soumission, selon l'expression même de René Guénon, au "règne de la quantité" (5). L'individu tend à ne plus être qu'une simple unité quantifiable, indifférenciable dans l'uniformité de la masse. Toute notion de qualité et par conséquent d'ordre (6) est en fait, même si l'on ne veut pas le reconnaitre, négligée au profit de cet impératif quantitatif.

Ce règne de la quantité est l'annonciateur de la "dissolution", de la mort de la présente humanité. Tout ce qui est manifesté et qui a eu, par conséquent, un commencement, doit avoir une fin. La présente humanité qui a vu des multitudes d'hommes et de nombreuses civilisations naitre et puis disparaitre est ainsi à l'approche de son ultime convulsion. L'agitation croissante n'est-elle pas le signe d'une accélération de sa "chute"? La phase actuelle d'humanité arrive donc à son terme comme le souligne nettement sa volonté à l'"épuisement". L'homme moderne est obsédé par cette recherche de la nouveauté. Il consent à faire n'importe quoi pourvu qu'il en soit l'inventeur, épuisant ainsi toutes les possibilités qui avaient été jusqu'ici délaissées.

Soumis à cette même évolution déviante, le terme communication en est devenu le maitre mot. Ne parle-t-on pas d'une civilisation de la communication ? Mais cette communication moderne ne saurait être entendue comme une extériorisation de la "communication" essentielle (7). Car si elle se veut synonyme de libération, de réalisation et de compréhension, elle n'est au regard de la "communication" authentique qu'une parodie, qu'une pseudo-communication.

Privé de toute référence spirituelle, l'homme moderne ne peut qu'ignorer toute véritable liberté. Confondu à son "moi" illusoire, il ne peut, même s'il croit en repousser les limites, échapper à l'emprise de celui-ci. Luttant dans la temporalité contre le temps, dans la spatialité contre l'espace, l'individu se frotte aux limitations qui le conditionnent sans pouvoir en être véritablement délivré (mais peut-on échapper à l'image en restant dans l'imaginaire?). S'il va parfois jusqu'à risquer sa vie, il ne saurait pour autant s'affranchir de la mort et atteindre ainsi à cette immortalité qui la dépasse. Car, répétons le, ce n'est pas l'individu soumis aux limitations de son individualité qui peut se libérer; mais c'est bien l'être qui, dans son intégralité transcendante, reconnait cette liberté comme l'un de ses aspects, comme le fruit de sa réintégration en Brahma.

Que l'homme moderne envisage sa propre réalisation, et il ne la concevra que sous l'aspect d'une simple volonté d'expression. Il se veut ainsi semblable à une machine dont l'unique finalité serait d'épuiser l'énergie qu'elle condense. Portant toute son attention sur l'expression, il ne peut que vouloir privilégier la forme au détriment du fond.

Ainsi l'artiste, comme l'intellectuel (8), loin d'être le témoin des vérités essentielles, n'est plus que le captif de sa subjectivité. Et s'il peut atteindre à une certaine généralisation, il ne saurait être le garant de l'universalité (9). L'Art authentique est pur symbole qui ouvre à une "compréhension" dépassant toute forme d'expression. Ainsi cette volonté moderne d'expression, qui ne peut représenter légitimement une fin en soi, ne saurait être la source d'une véritable réalisation.

Cette civilisation de la communication qui se veut pourvoyeuse du bonheur de l'humanité, ne fait, en réalité, que d'entretenir l'illusion d'une pseudo-liberté tout en satisfaisant à cet artificiel besoin de s'exprimer. Mais elle se donne aussi pour ambition d'améliorer la compréhension. Or la "compréhension" authentique est réalisation de cette "unité" où les contraires se transmuent en complémentaires, où l'être s'identifie à la vérité. Et malgré les grandes prouesses techniques qui semblent réduire les distances et comprimer le temps, l'humanité n'a jamais été aussi éloignée de cette unité due à la "compréhension" et qui ne se vivifie que dans la "communauté" effectivement réalisée.

La société n'est plus qu'un simple conglomérat d'individus qui coexistent (10). Il ne peut d'ailleurs en être autrement dès lors que l'ont veut ignorer la réductibilité de l'unité individuelle dans l'Unité principielle. L'unité sociale, l'unité "communautaire", ne peut se faire sans une référence constante à cette Unité spirituelle dont elle doit être le reflet. La compréhension même relative ne peut donc être atteinte sans un dépassement correspondant de l'individualité. S'identifier aux autres, c'est ainsi chercher à les comprendre, et c'est en fin de compte se reconnaitre dans l'homme archétypal. La "compréhension" n'est pas absorption du "non-moi" par le "moi" (11) mais bien dépassement de cette illusoire dualité.

Ainsi la civilisation de la communication ne saurait être pour l'homme le signe d'une réelle libération, d'une possible réalisation effective. Le mot même de communication ne sert d'ailleurs nullement à désigner un état d'être comme l'état de Muni ou ce qui pourrait en être comme une extériorisation (12). Il n'est même pas synonyme de relation au sens du "lien" profond et essentiel. Ce mot ne sert en définitive qu'à désigner l'acte d'échange.

(4). S'étant fermé aux influences spirituelles de l'"Océan d'en haut", il sombre irrémédiablement dans le psychisme inférieur de l'"Océan d'en bas".
(5). Voir, aux Editions Gallimard, les deux ouvrages de cet auteur: "La crise du monde moderne" et surtout "Le règne de la quantité et les signes des temps".
(6). La qualité d'une chose étant en fait l'expression même de son rôle dans l'Ordre universel.
(7). Au sens où l'être qui est identifié même virtuellement à l'homme archétypal, c’est-à-dire à l'unité même de l'humanité, peut être dit comme qui "communique" avec les autres hommes. Car ce n'est qu'au travers de cette identification, qui est participation à la "communauté" authentique, que l'échange peut être vu comme une extériorisation de la "communication".
(8). Au sens actuel du terme qui ignore toute intellectualité transcendante et qui ne désigne en fait qu'un pseudo-intellectuel
(9). Comme on peut l'être notamment par la maitrise de l'expression symbolique.
(10). "Conglomérat" dont le liant est si faible qu'un rien doit pouvoir le briser. L'individu est ainsi totalement étranger à tous les aspects divins aussi bien qu'humains de la "relation".
(11). Attitude aussi absurde que celle qui voudrait faire contenir le contenant (comme le "non-moi") dans le contenu (le "moi") et qui, poussée à son terme, reviendrait à vouloir réduire l'Infini au fini.
(12). "Communiquant" en Dieu, l'homme peut être dit a fortiori "communiquant" avec les hommes

Ce terme n'est, comme nous l'avons vu précédemment, qu'une profanation de la communicatio; et, en réalité, si l'on parle d'une civilisation de la communication, ce n'est même pas en raison d'une amélioration qualitative de l'échange, mais, avant tout, en raison d'une multiplication des moyens d'échanges dits de communication (moyens qui touchent autant le plan du mouvement que celui de la perception). Toute l'attention est donc portée sur le développement de ces moyens sans pour autant se soucier des effets qui sont ainsi bien plus subits que souhaités. L'homme moderne, abusé par cette pseudo-communication, est inexorablement entrainé dans ce mouvement qui doit mener l'humanité à sa dissolution. Cette parodie s'appuie, pour mieux la détourner, sur la valeur symbolique implicite et profonde de la notion de "communication" (les puissants moyens dits de communication devenant alors des agents très efficaces de persuasion).

L'homme n'est plus qu'un individu - simple unité numérique déqualifiée - convaincu de son interchangeabilité. On le mène ainsi à ce désordre où les choses n'auront plus leur place nécessaire. Tout doit être uniformisé, nivelé; on impose à l'homme d'une façon insidieuse un même schéma mental, un même idéal de vie, un même système de pseudo-valeurs.

Inquiet de ce nivellement, de cette uniformisation, si bien orchestrée par la pseudo-communication, l'homme moderne ne voit comme seul palliatif que le recours à ce qu'il nomme la culture. Or cette notion n'est pas l'expression d'un principe, mais celle d'un simple effet (le terme lui-même ne désigne qu'une mise en valeur d'une certaine "base" qui peut très bien n'avoir rien d'essentiel, comme il en est pour l'homme moderne). Et si l'on veut lutter contre cette  uniformisation dissolvante, on ne peut le faire efficacement sans référence aux principes universels eux-mêmes qui sont l'unique source qualifiante d'harmonie et d'équilibre; et la culture moderne est aussi éloignée qu'il est possible de toute base principielle. La diversité culturelle actuelle n'est plus le reflet multiple des principes (comme elle peut l'être dans les sociétés traditionnelles) mais le simple sursaut de l'uniformité. La culture ne saurait opposer à l'action qui uniformise le rempart essentiel de l'Unité principielle où chaque chose trouve l'expression de sa qualité propre.

Privé de tout lien qualifiant, l'homme est réduit au simple dénominateur quantitatif. Nié dans sa transcendance, l'individu ne peut que se fermer à cette "continuité" principielle. Il se voit abusivement séparé du Principe; et, par voie de conséquence, il est également privé de toute "relation" humaine essentielle.

Perdant le sens de l'Unité véritable, l'homme moderne perd ainsi le sens de la "communauté", le sens de la famille. L’échange n'est plus vécu comme un rapport entre des "frères" (13) mais comme un vulgaire contact entre des entités qui s'ignorent. La communication moderne tend à ne plus être que l'exact opposé de la communicatio, et la déviance touchera alors à son terme qui n'est plus que celui d'une complète subversion. Caricature de la "communication" authentique, la civilisation de la pseudo-communication porte la marque de la séparativité sur tous les plans (14). Cette séparativité est toujours plus accentuée par l'emploi sans cesse croissant de nouveaux moyens techniques. L'homme n'est bientôt plus en contact qu'avec des machines qui lui donnent l'illusion de l'échange. Après avoir été progressivement réduit à sa seule dimension humaine, il n'est plus confronté qu'à de l'infra-humain. Son isolement est ainsi de plus en plus complet.

Privé du contact sensible et corporel, l'individu ne peut dans l'échange atteindre à la "relation" vrai et par là même à la "communication" authentique. Le rapport humain doit pour s'identifier à la "communication" s'étendre à l'intégralité du "réel". Il doit être spirituel, psychique et corporel. Empêcher le contact physique, c'est paradoxalement interdire à l'échange humain d'être ce qu'il doit être, c’est-à-dire une manifestation de la "communication".

Contrairement à ce qu'elle annonce - lutter contre l'isolement, faciliter la transmission du savoir, mener à la paix et à la compréhension entre tous - cette civilisation de la communication est une civilisation de l'enfermement. L'homme y est manipulé par des influences psychiques infra-humaines (15). Il est au vrai sens du terme diverti (c’est-à-dire "détourné", divertere), privé de tous les liens de la réalité (16). On ne peut en effet être abusé par les quelques aspects positifs qui ne peuvent manquer de se manifester et qui d'ailleurs servent à masquer la subversion elle-même. L'humanité est à ce terme sans humanité puisque étrangère à sa raison d'être, à ses origines. Elle est sans cohésion (17), hors de tout équilibre, sans unité véritable. Sombrant dans cet imaginaire bien souvent hypnotique, l'humanité participe alors aux mirages de la pseudo-communication, à cette pseudo-religion moderne (18) qui n'est que parodie.

(13). Qui sont ainsi les fils effectifs de l'"homme primordial", la "communauté" authentique n'étant elle-même que le reflet totalisant de l'homme archétypal.
(14). La théorie de la communication moderne donne d'ailleurs à cette séparativité l'allure d'un corollaire.
(15). Précisons que les acteurs humains de cette manipulation dans ces aspects politiques notamment n'en sont eux-mêmes que les jouets.
(16). Ce terme, dans l'usage moderne, ne sert, d'ailleurs, qu'à qualifier le domaine sensible, le monde matériel, qui est en vérité le moins "réel", le plus contingent. L'individu est ainsi même distrait de ce qui est paradoxalement quasiment irréel !
(17). La masse des individus peut être apparentée à l'inconsistance d'un tas de sable malléable et sans ordre.
(18). Ne parle-t-on pas de grand-messe pour rendre compte de certains grands événements communicationnels.

POUR CONCLURE

On posa cette question à Râmana Maharshi: "pourquoi Shrî Bhagavân (1) ne parcourt-il pas le monde pour prêcher la Vérité ?" Question qui obtint ceci  comme réponse: "qui vous dit que je ne le fais pas ? Pensez-vous que prêcher consiste à monter sur une estrade et à haranguer le public ? Prêcher, c'est simplement communiquer la connaissance. Cela peut aussi se faire dans le "silence"... Comment nait la parole ? Il y a d'abord la connaissance transcendante (non-manifesté) (2). De là émerge l'égo, d'où s'élèvent à leur tour les pensées, puis les mots... Ainsi les mots sont les arrière-petits-fils de la source originelle. Si les mots peuvent déjà produire un effet, imaginez quelle sera la puissance de la prédication à travers le "silence" ! "(3).

Cette réponse donne la juste mesure des possibilités de l'enseignement oral qui ne peut être ainsi que l'expression d'un savoir théorique, lui-même symbole de cette "connaissance" effective et en elle-même inexprimable. Par cet enseignement authentique et donc véritablement traditionnel se transmet la Science des principes et des symboles qui en sont les supports conceptuels.

Si le langage n'est que "l'arrière-petit-fils de la source originelle", l'écriture n'en est que l'accessoire. Le livre est alors le gardien de la parole qu'il doit transmettre. Il n'est pas véritablement un moyen qui vivifie la "relation" humaine, mais un simple témoin. Témoin nécessaire, malgré toutes ses imperfections, à une époque où sévit l'isolement du bruit qui étouffe la parole et recouvre le "silence". Certains grands textes, certaines œuvres, sont comme les dernières sources où l'être en quête trouve à s'abreuver. C'est à ces sources précieuses que le présent texte a puisé, se référant à l'autorité des textes de la Tradition comme à celle de ses plus grands témoins. C'est de ces sources qu'il tire sa légitimité.

On ne saurait aller contre le cours des choses, et l'opposition, qui ne peut être vaine, en est partie prenante. Répétons-le: l'homme ne se libère que par la "compréhension" effective. Comprendre notre époque, c'est en fait pouvoir la replacer dans le mouvement d'ensemble de la présente humanité où elle fait figure de simple anomalie. Dénoncer la pseudo-communication, c'est vouloir la reconnaitre pour ce qu'elle est et tendre ainsi vers la "communication" authentique et libératrice.

(1). Ce titre s'applique à ceux qui, comme Râmana Maharshi, sont reconnus avoir réalisé l'identité avec le Soi (Âtmâ).
(2). Abstract knowledge (unmanifest).
(3). Extrait des "Talks with Shrî Râmana Maharshi", Ibid., p.243.