L’œuvre imprimée de René Guénon
Nous
ne sommes plus au Moyen-âge et par conséquent l’œuvre primitivement manuscrite
de René Guénon n’est pas passée entre les mains des copistes d’un scriptorium. Son
œuvre est une œuvre imprimée et uniquement imprimée. Ce n’est pas un discours
oral, ni une œuvre calligraphiée mais une œuvre passée résolument entre les
mains des typographes. Pour cette œuvre c’est l’imprimé qui fait autorité.
Nous
ne sommes plus au temps des ouvrages copiés sur parchemin. Le codex qui avait remplacé le volumen, comme le papyrus (végétal)
avait remplacé le parchemin (animal), n’est plus d’actualité. Le papier (mécanique)
a tout supplanté : passé sous la presse qui exprime l’encre, le texte y
laisse alors son empreinte qui peut se décliner à des milliers d’exemplaires
uniformisés.
Sur
des parchemins, voilà comment Dante pouvait conserver ses œuvres. Un poème
prononcé en public ou écrit de la main du poète pouvait aboutir à diverses copies
manuscrites faites aussi bien de mémoire. Ainsi se diffusait cet œuvre parmi les lettrés de l’époque. Celui qui
voulait lire une des œuvres de ce célèbre poète ne pouvait le faire que s’il en
obtenait une copie manuscrite en espérant qu’elle soit aussi fidèle que
possible aux manuscrits écrits de la main de Dante. Boccace aura ainsi copié la
Commedia dont on a conservé le
précieux manuscrit (https://www.wdl.org/fr/item/10650/).
Ceux
qui ont lu René Guénon ont lu ses articles et ses livres tous imprimés et parus chez divers éditeurs.
La version qui fait autorité est donc celle qui est imprimée quoique l’on dise.
Pour un texte donné on peut envisager deux possibilités. Ce texte n’a connu
qu’une édition du vivant de l’auteur et c’est ce texte unique qui fait
référence (l’auteur ayant pu éventuellement faire connaître un errata de son
vivant). Si le texte a connu plusieurs éditions sa forme ultime (dernière
édition revue par l’auteur) représente la version de référence. Mais on aura
alors à en relever les variantes qui devront être signalés dans la réédition
posthume de l’œuvre puisqu’une partie des lecteurs de cette œuvre en auront
connu les premières versions.
Lorsqu’un
auteur s’en remet à la technique de l’imprimerie mécanique, il en devient
tributaire. Certaines choses lui échappent alors. L’auteur a beau faire tout ce
qu’il peut pour relire les épreuves et signaler les erreurs et coquilles, c’est
l’imprimeur qui a le dernier mot au propre comme au figuré. On peut à ce titre
penser à Erasme qui préférait dormir au plus près de la presse pour être bien
certain que les corrections seraient faites. René Guénon n’a jamais dormi à ma
connaissance chez son imprimeur. Ses livres pour être imprimés sont passés
entre d’autres mains que les siennes et lui ont en quelque sorte échappé. Lorsqu’ils
sont en librairie, les livres n’appartiennent plus alors qu’aux lecteurs
potentiels. Ce que chacun a connu de l’œuvre de René Guénon c’est ce qui a été effectivement imprimé, ce n’est pas toujours
ce qu’il avait primitivement écrit dans ses manuscrits. Et c’est bien la
providence divine mais aussi le destin qui en ont ainsi déterminé la forme
définitive.
Maintenant
quelle peut être la place des manuscrits éventuellement conservés des textes qui
ont été imprimés et publiés ? Ces manuscrits lorsqu’ils ont été conservés n’ont
qu’une valeur complémentaire et ne sont pas la référence. L’œuvre imprimée
seule domine et fait autorité. On ne peut ainsi entériner la démarche de M.
Brecq qui a publié notamment dans le numéro 3 des Cahiers de l’Unité une édition qu’il déclare comme « première
édition complète - 1925 » d’un article de René Guénon publié dans la revue
le radeau. (https://www.cahiersdelunite.com/orient-et-occident)
Il
n’y a de ce texte qu’une seule véritable édition : celle publiée en 1925,
celle que l’on peut lire dans les exemplaires de la revue parus à cette époque.
René Guénon, à ma connaissance, n’ayant pas fait paraître par la suite d’errata,
c’est cette seule édition imprimé en 1925 sur papier qui fait autorité. D’après
M. Brecq, René Guénon aurait indiqué dans un courrier que son texte avait été
abrégé. M. Brecq qui, nous dit-il, dispose du manuscrit de ce texte peut ainsi reproduire
ces passages manquants. Fort bien, c’est fantastique. Mais sur le fond cela ne
change rien. On ne peut aller contre la volonté du Ciel. La seule véritable
version, la seule « première édition », de ce texte est bien celle imprimée en 1925.
M.
Brecq voudrait réécrire l’histoire et aller contre cette volonté. La seule
chose adéquate qu’il puisse faire, c’est de republier le texte tel qu’il a été
imprimé dans la revue le radeau et y
joindre un ensemble de notes pour y indiquer les variantes constatées avec le
texte manuscrit dont il dispose (variantes qui peuvent être aussi bien des
oublis que des ajouts). Que ferait M. Brecq s’il constatait qu’un passage dans
la version imprimée validée par René Guénon d’un autre texte ne figure pas dans
la version manuscrite dont il dispose ? Il publierait alors une
« première édition incomplète ».
M.
Brecq n’est pas le seul à prendre des libertés avec l’œuvre de René Guénon.
Nous devons rappeler le cas beaucoup plus grave que l’on a pu constater dans la
traduction anglaise de l’ouvrage posthume publié sous le titre français Symboles fondamentaux de la Science sacrée.
« It
is a question, therefore, of that primeval Syria of which Homer speaks as a insland
’beyong Ortygia’ (which identifies
it with the Hyperborean Tula), an
island ‘where are the revolutions of the sun’.
Avec
une note de l’Editeur qui débute ainsi:
« Odyssey,
15, 403-4. For Ortygia the French
edition has Ogygia (the Isle of
Calypso) which is clearly a mistake… »
L’Editeur de sa propre autorité corrige
donc René Guénon estimant qu’il a commis une erreur.
La
même situation (texte directement modifié mais sans l’ajout d’une note) se
retrouve concernant l’article intitulé la Terre
du Soleil.
Signalons
que dans l’édition intitulée Symbols of
Sacred Science, publié par les éditions Sophia Perrennis, (traduction de
Henry Fohr), ces articles sont traduits sans commentaire et en respectant le
texte original.
Voyons
plus précisément ce qui figure dans la version française de ces textes.
Dans
l’article intitulé La Science des lettres
publié en février 1931 dans Le Voile
d’Isis (repris SFSS, ch. VI, p.
69), René Guénon écrit:
« Il s’agit donc de cette Syrie primitive
dont Homère parle comme d’une île située "au-delà d’Ogygie", ce qui
l’identifie à la Tula hyperboréenne,
et "où sont les révolutions du Soleil". D’après Josèphe, la capitale
de ce pays s’appelait Héliopolis, "ville du Soleil", nom donné
ensuite à la ville d’Égypte appelée aussi On,
de même que Thèbes aurait été tout d’abord un des noms de la capitale d’Ogygie. »
Dans
l’article intitulé La Terre du Soleil
publié en janvier 1936 dans les Études
Traditionnelles (repris SFSS, ch.
XII, p. 116), il rappelle ce qu’il avait écrit dans La Science des lettres:
« la Syrie primitive dont le nom signifie
proprement la "terre solaire", et dont Homère parle comme d’une île
située "au-delà d’Ogygie", ce qui permet de l’identifier qu’à la Thulé ou Tula hyperboréenne; et "là sont les révolutions du
Soleil", expression énigmatique qui peut naturellement se rapporter au
caractère "circumpolaire" de ces révolutions (...) »
Si
l’on se reporte à l’Odyssée (XV,
403-404), on peut y lire:
« (...)
On appelle Syrie (Surih) une île qui se trouve au-delà
(en haut, au-dessus) d’Ortygie (Ortugia),
où sont les révolutions (tropos)
du Soleil. »
René Guénon a donc résolument remplacé le nom d’Ortygie
par celui d’Ogygie dévoilant ainsi ce qu’Homère avait laissé dans l’obscurité. A notre
connaissance, l’île d’Ortygie n’est jamais mentionnée dans son œuvre. Ce nom ne
serait donc qu’une simple émanation beaucoup plus récente de celui d’Ogygie qui
d’une certaine façon ne serait là que pour le dissimuler ou pour le refléter.
On
pourra consulter notre article publié sur ce blog intitulé Ortygia - Syracusa – Sicilia
Dans
l’Odyssée (chant V, v. 55), on nous
parle d’une île qui est « au bout du monde », où, dans une
« grande caverne », la nymphe Calypso avait fait sa demeure. On doit
comprendre que cette île est celle d’Ogygie. Le nom « calypso » peut
être rapproché du verbe kaluptein qui
signifie « cacher ».
René
Guénon dans son ouvrage sur le Roi du
Monde, (ch. IX) indique:
« Cette division de l’Irlande en quatre
royaumes, plus la région centrale qui était la résidence du chef suprême, se
rattache à des traditions extrêmement anciennes. En effet, l’Irlande fut, pour
cette raison, appelée l’« île des quatre Maîtres », mais cette
dénomination, de même d’ailleurs que celle d’« île verte » (Erin),
s’appliquait antérieurement à une autre terre beaucoup plus septentrionale,
aujourd’hui inconnue, disparue peut-être, Ogygie ou plutôt Thulé,
qui fut un des principaux centres spirituels, sinon même le centre suprême
d’une certaine période. »
Et
dans l’article intitulé Le symbolisme des
cornes publié en novembre 1936 dans les Études
Traditionnelles (repris SFSS, ch.
XXVIII, p. 203, note 1), il écrit:
« La mer qui entourait l’île d’Ogygie,
consacrée à Karneios ou à Kronos, était appelée mer Kronienne
(Plutarque, De facie in orbe Lunæ);
Ogygie qu’Homère appelle "le nombril du Monde" (représenté plus tard
par l’Omphalos de Delphes) n’était
d’ailleurs qu’un centre secondaire ayant remplacé la Thulé ou Syrie primitive à une époque beaucoup plus proche de nous
que la période hyperboréenne. »
L’œuvre manuscrite de René Guénon
Toute
l’œuvre de René Guénon est manuscrite, rien de mécanique. C’est seulement
lorsqu’elle tombe entre les mains des imprimeurs qu’elle se typographie.
Elle
est éminemment synthétique. Dès les premiers textes tout est déjà en place. L’expression
en sera simplement de plus en plus maîtrisée aux cours des différents cycles de
l’écriture. On peut ainsi suivre la mise en forme définitive des livres dans le
réemploi des articles parus dès les origines. Comme ceux de La Gnose ou de la FAM qui aboutiront à des livres comme Le Symbolisme de la Croix ou L’Esotérisme
de Dante.
Pour
prendre une expression du langage commercial, la production des textes de René
Guénon s’est toujours faite à « flux tendu ». On le comprend
lorsqu’en décembre 1950, la rédaction des Etudes
Traditionnelles fera paraître cette note :
« Le travail de M. René Guénon ne nous étant
pas parvenu en temps opportun pour le présent numéro, nous pensons intéresser
nos lecteurs en publiant la traduction d’un article de notre éminent
collaborateur paru dans une revue arabe il y a une vingtaine d’années ».
Aucun
article n’était en attente. Et René Guénon souffrant n’avait visiblement pas
d’articles déjà prêts à envoyer. On peut donc penser qu’il n’a pas laissé
d’articles totalement inédits. Ce que l’on pourrait s’attendre à retrouver ne
devrait être que des versions d’articles prévues pour paraître et qui pour une
raison ou pour une autre n’ont pas été publiés à ce moment convenu. Ces
articles demeurés alors inédits ont très vraisemblablement fait l’objet d’un
réemploi plus ou moins complet sous une forme légèrement modifiée selon
l’habitude de leur auteur.
René
Guénon a donc pu, en plusieurs cycles, exposer et faire imprimer de façon
satisfaisante tout ce qu’il convenait de dire pour apporter aux Occidentaux
cette doctrine qui leur faisait si cruellement défaut depuis déjà plusieurs
siècles.
Connait-on
l’histoire des manuscrits de René Guénon ?
Au
tout début de l’année 1986, notre adresse avait été communiquée à M. Patrice
Brecq qui, comme nous, cherchait à rassembler tous les textes de René Guénon
non encore repris dans les ouvrages posthumes. Dans le courant de l’année 1986,
nous avions ainsi communiqué à M. Brecq des copies de textes que nous avions
rassemblés et qui lui manquaient. Plus de dix ans plus tard, en juin 1998, M. Brecq a repris contact avec nous pour nous
demander de le renseigner sur la publication d’une revue où nous avions partie
prenante. Et enfin nos échanges épistolaires ont définitivement pris fin avec
cette lettre d’octobre 1999, où M. Brecq nous avez fait part d’une nouvelle
assez incroyable :
« Au sujet de la recherche des articles
publiés par René Guénon, mais non repris à ce jour dans les ouvrages posthumes,
je me permets de vous informer que, depuis quelques temps, je suis en relation
régulière avec quelqu’un qui possède l’intégralité des écrits de Guénon. Non
seulement il détient les textes que vous et moi cherchons depuis bien des années,
mais encore il conserve les manuscrits originaux des livres, articles, comptes
rendus publiés ; de très nombreux documents inédits écrits par Guénon
lui-même, ainsi que des correspondances (lettres originales ou copies).
Mon intention de rassembler les écrits
publiés, mais épars, de René Guénon est devenue caduque : je ne peux que
m’effacer devant le projet de celui qui possède tout le « dépôt
écrit » guénonien, et qui est aussi la personne la plus à même de réaliser
l’édition de l’ « Œuvre complète », alors que je ne puis prétendre,
de mon côté, qu’à une publication intéressante, mais bien partielle.
D’autre part, si j’ai eu l’occasion de
consulter, notamment, les numéros de la revue « El Ma’rifah », et de
lire aussi les articles manuscrits de « Vers l’Unité », je n’en
possède toutefois pas de copies.
J’espère que tous ces
« trésors », comme le souhaite d’ailleurs leur propriétaire, seront
prochainement publiés, accompagnés, chacun, de la présentation qui convient. »
On
comprend à la lecture de cette lettre que M. Brecq n’a, à aucun moment, pensé à
nous communiquer la moindre copie d’un quelconque document. De notre côté, nous sommes resté vraiment
perplexe devant le caractère tout-à-fait sensationnel de son annonce.
En
2001 les éditions Archè ont eu la détestable idée de publier un ouvrage intitulé
Psychologie. Prudent avec sa mention
« René Guénon, attribution », l’éditeur (sachant très bien que ce
texte était plus que douteux) y a vu l’occasion de se faire un peu d’argent au
détriment du droit moral de René Guénon. On peut regretter que ce livre n’ait
pas été immédiatement pilonné. Car on comprend dés la première phrase du
premier chapitre (p. 45, souligné par nous) que ce texte ne peut appartenir à
l’œuvre de René Guénon :
« Quand on parle de psychologie il peut s’agir
de deux choses très différentes qu’il est indispensable de bien distinguer tout
d’abord: d’une part, la psychologie métaphysique, c’est-à-dire la
connaissance de l’âme envisagée en elle-même dans sa véritable nature, et
d’autre part, la psychologie proprement dite, positive ou expérimentale, qui
est seulement l’étude des phénomènes mentaux et qui par suite doit être
regardée comme une science de faits au même titre que les sciences physiques et
physiologiques. Nous n’avons à nous occuper que de cette dernière. »
Cette
formule suffit à rayer définitivement ce livre de la liste des œuvres de René
Guénon. C’est injurier René Guénon que de laisser croire qu’il ait pu vouloir
subordonner la métaphysique à la psychologie, le domaine de la psychologie
étant rigoureusement nul devant celui de la métaphysique, comme l’indéfini peut
l’être devant l’Infini.
Il
faudra attendre 2003 pour apprendre que le contenu de ce livre n’était qu’un extrait
d’un cours rédigé par René Guénon pour enseigner la philosophie à des lycéens. Ce
cours de philosophie n’était donc qu’un outil de travail censé lui faciliter la
tâche et rien d’autre. Croire qu’il ait pu avoir l’idée de l’intégrer tel quel
dans son œuvre et de le publier est une absurdité. La question ne devrait pas
se poser et pourtant elle se pose. Mais alors pourquoi René Guénon n’a-t-il pas
fait publier ce cours écrit pendant la Grande Guerre, il en a eu pourtant
toutes les opportunités ?
En
2003, la revue Science sacrée a
publié un numéro spécial consacré à René Guénon.
On
y trouve la première intervention de M. Brecq concernant ce cours avec de
nombreuses explications et notamment un commentaire sur l’emploi de l’expression
« psychologie métaphysique ».
On
peut le lire à la suite du texte suivant « Cours de philosophie (René Guénon) : ( Lire en pdf "Préliminaire" : Les degrés de la connaissance) », dans
l’article de M. Brecq « un
professeur de philosophie, suite », p. 404-405 :
« L’expression ‘psychologie
métaphysique’ pourrait surprendre. Or, nous la trouvons bien, écrite par Guénon
lui-même, dans le premier manuscrit, et le second ne fait que renvoyer au
passage qui la contient. Faut-il aussi rappeler que nous avons affaire, ici, à
un cours de philosophie, et qu’on ne saurait donc faire grief à un professeur
de philosophie, fût-il Guénon, d’utiliser, pour ses élèves, des termes et
expressions appartenant en propre au vocabulaire philosophique ? »
On pourrait s’attendre alors à voir M. Brecq nous déclarer que ce cours est
sans réel intérêt et qu’il ne peut être compté parmi les œuvres de René Guénon.
Mais pas du tout. Il y voit une Œuvre, un grand texte, traditionnel,
métaphysique, spirituel et que sais-je encore. Il éprouve même le besoin de
convoquer A. K. Coomaraswamy qui confirme par ailleurs « qu’il n’y a pas de psychologie empirique en
Inde » et que « la psychologie indienne est fondée sur la
métaphysique » (p. 408). Parler de « psychologie indienne » est
un concession avec la modernité bien discutable, la notion stricte de
« psychologie » n’apparaissant pas en sanscrit. Le mot psychologie a
beau être un terme moderne qui n’a rien de traditionnel, rien n’y fait, M.
Brecq, qui marche sur la tête, veut à tout prix défendre ce texte effectivement
écrit par René Guénon mais dans un contexte privé qui l’exclut de son œuvre
véritable.
Mais, alors, faudrait-il considérer notamment les déclarations d’impôts de
René Guénon comme faisant partie de son œuvre et ayant une dimension
traditionnelle sous prétexte qu’il les a écrites de sa main ?
Imaginons que l’œuvre complète de René Guénon ait disparu de la surface de
la terre et qu’il ne nous reste que ce cours de philosophie sans indication du nom
de son auteur. Y verra-t-on l’équivalent de l’âtma-bodha
de Shankara ou d’un autre texte métaphysique de même portée dans une autre
tradition ? Non, bien évidemment. Ce texte n’attirerait pas l’attention,
on n’y verrait qu’un simple « cours de philo du début du XXème siècle »
certes bien structuré avec des conclusions de bon sens mais « puéril »
au premier sens du terme puisqu’il s’adresse à des très jeunes.
René
Guénon ayant enseigné également le latin et le français à des enfants ou à des
adolescents, après la publication de ce cours de philosophie, faudra-t-il
s’attendre à voir paraître celui de français ou celui de latin ? Les
élèves de René Guénon n’ayant pas toujours été d’un très haut niveau. Doit-on
s’attendre à voir paraître ce cours de latin sous le titre « grammaire latine pour les nuls » ?
Mais
que cache cette démarche absurde, cette divulgation d’actes de la vie
privée ? Pourquoi vouloir absolument polluer l’œuvre de Guénon ?
La
question n’est d’ailleurs pas de savoir si ce cours doit être qualifié de
« traditionnel », de « profane » ou autrement. Il suffit de
comprendre qu’il appartient à la vie privée de René Guénon et que ce texte n’a
été conçu que pour enseigner à des
lycéens dans le cadre étroit du
programme de l’éducation nationale de cette époque.
Lorsque
l’on voit les photos de Râmana Maharshi assis sur son sofa lisant le journal
faut-il s’interroger et se demander s’il s’agit d’un acte traditionnel ou d’un
acte profane ? (Voir une photo reproduite plus bas).
Comme
tout individu immergé dans le monde moderne, René Guénon (comme Râmana Maharshi)
pouvait avoir des activités que l’on pourrait qualifier de
« modernes ». Avoir un « job »
pour Guénon ou lire « le journal » pour Râmana. Les « guénoniens », « orthodoxes
ou non», perdent vraiment tout bon sens.
M.
Brecq poursuivra sa publication d’extrait du cours de philosophie dans le
dernier numéro (n°7) de Science sacrée,
en 2005, avec « les principes
logiques ».
Signalons
que cette revue avait publié en 2004, dans son numéro 5-6, un article inédit de
René Guénon. La seule publication
significative dans cette revue concernant René Guénon. L’article s’intitule
L’idée de l’Infini. M. Brecq fait une
très longue présentation. Il s’agit en fait du texte d’une conférence prononcée
et qui aurait pu être publié par la suite dans une revue mais qui ne l’a pas
été.
Six
ans ont passé et M. Brecq a retrouvé une tribune avec la revue Vers la Tradition. Dans son numéro 123 (mars-mai) de 2011 que trouve-t-il de plus
utile à faire ? Puiser dans les « trésors » et publier de vrais
inédits ? Non. Il choisit encore une fois de polluer l’œuvre de René Guénon
avec un nouvel extrait de ce cours intitulé cette fois : « Conscience, subconscience et inconscience »…
Et
dans le grand chambardement de la revue, c’est encore et toujours le cours de
philosophie qui s’étale dans le numéro 127 (mars-mai) de Vers la Tradition (« les
principes logiques » toujours) et dans l’étonnant numéro 128
(juin-août) de 2012 de La Revue Tradition
(« la méthode mathématique »
et des remarques sur « les principes logiques »)
Pour
les curieux de la guéguerre entre les « guénoniens », on peut se
reporter au blog de M. M. Rouge qui en tant que témoin majeur en fait un
historique, enfin son historique.
Sur
ce même blog, on trouve des indications sur le contenu des
« inédits » dont M. Brecq nous avez parlé dans son courrier. Ces
« trésors » existent donc bien. Ils sommeillent donc depuis 1999 et
certainement depuis beaucoup plus longtemps encore (1951 ?). Les simples lecteurs
n’ont été autorisés à n’en voir que deux piécettes dont l’une semblait ne pas
devoir être révélée. Le personnage mystérieux dont parle M. Brecq dans sa
lettre que fait-il ? Il nous fait vraiment penser à cet ami dont Erasme nous
parle dans son commentaire d’un adage. Nous reproduisons plus bas l’extrait correspondant
qui est toujours aussi parlant aujourd’hui qu’il l’était au XVIème siècle.
« Il y a encore un autre type de documents inédits : il s’agit
des notes qu’il [René Guénon] a rédigées tout au long de sa vie. Elles sont contenues dans deux
ensembles : le Document I concerne le
domaine traditionnel, et comprend 1120 pages ; le Document II traite principalement de théologie et de
philosophie, sur 296 pages (notes prises entre 1914 ou 1915 et
1924). Ils sont constitués, d’une part de la copie de passages extraits de
livres et d’articles, lus par Guénon, et parfois annotés par lui ; d’autre
part, de considérations, observations ou réflexions consignées par Guénon, pouvant
s’étendre sur plusieurs pages. En fonction des sujets qu’il traitait, il les
intégrait telles quelles dans ses propres écrits, signalant sur les manuscrits
qu’elles étaient désormais reprises. Mais nombre de ces notes restent inédites. »
M.
Brecq a trouvé un nouveau support d’expression avec la revue canadienne les Cahiers de l’Unité. Faut-il s’attendre à y voir paraître la suite inépuisable
du « cours de philosophie » à défaut d’éventuels inédits ?
Voici
l’extrait traduit du latin du texte d’Erasme annoncé plus haut (Adages, collection Bouquins, Robert
Laffont, 1992, p. 136) :
« Soyez
maintenant attentifs à la franchise d’un mien ami de ce côté des Alpes, l’un de
mes plus chers amis en fait, et qui n’a jamais cessé de l’être, car nous devons
apprendre à connaître le caractère de nos amis et non pas les haïr. Quand je
préparais l’édition vénitienne [des Adages],
le hasard m’avait fait remarquer dans sa bibliothèque un Suidas [encyclopédie en
grec] dont les marges comportaient des transcriptions de proverbes. L’œuvre
était énorme, et il fallait parcourir un grand nombre de volumes. Souhaitant
donc m’épargner cette peine, je lui demandai de disposer de l’ouvrage, ne
fût-ce que pour quelques heures, pendant lesquelles mon jeune assistant
reporterait ces annotations dans mon manuscrit. Malgré mes demandes réitérées,
je me heurtai à son refus. Ayant usé sans succès de toutes les formes de
supplication ou de prière, je lui demandai s’il avait lui-même l’intention de
publier un recueil de proverbes, auquel cas j’abandonnerais très volontiers la
partie en faveur d’un savant qui traiterait cette matière avec plus de bonheur.
Il jura ses grands dieux qu’il n’en avait aucune envie. « Quels sentiments
t’animent alors ? », répliquai-je. A la fin, comme s’il y était
contraint par la torture, il me fit cet aveu : « On veut répandre
aujourd’hui dans le public des écrits qui étaient jusqu’alors la possession
exclusive de savants, ce qui leur valait l’admiration des foules. » Hinc illae lachrymae [d’où les larmes].
Il existe, cachés dans des collèges et des monastères d’Allemagne, de France et
d’Angleterre, de vieux manuscrits que leurs propriétaires, à l’exception d’un
petit nombre, ne communiquent pas volontiers ; tant et si bien que, même
quand ils sont réclamés, ils les cachent, ou ne prétendent ne pas les posséder,
ou encore en monnayent l’usage à des prix exorbitants, dix fois la valeur des
manuscrits. Enfin ceux qui conservés avec le plus de soin sont corrompus par
l’usure et par les teignes, à moins qu’ils ne soient emportés par des voleurs.
Quant aux grands de ce monde, loin d’aider de leur générosité les choses de la
culture, ils estiment qu’aucune somme d’argent n’est davantage gaspillée en
pure perte que celle que l’on dépense à de tels usages ; et rien,
absolument rien ne leur agrée dont ils ne puissent tirer quelques profits. »
Photo
de Râmana Maharshi lisant le journal :