Erasme et les typographes
Erasme juge et partie face au monde de
l’édition
On
ne peut trouver témoin plus attentif qu’Erasme pour rendre compte du meilleur
et du pire dans cet univers naissant du monde de l’édition.
Le
meilleur notamment avec les imprimeurs comme Alde Manuce à Venise ou Johann
Froben à Bâle et pour le pire, lisons donc Erasme dans ce passage de la
traduction de son commentaire à l’adage « Hâte-toi
lentement (festina lente) » (Adages, collection Bouquins, Robert
Laffont, 1992, p. 126-128) :
« Quittant ce petit chemin détourné, je vais
reprendre mon récit mais non sans avoir exposé mes griefs contre certains
imprimeurs qui rendent les pires services à la littérature. Cette complainte
n’est pas nouvelle, mais elle n’a jamais été justifiée davantage que dans ces
derniers temps, lorsque je préparais cette édition – la quatrième, si je ne
m’abuse. C’était en 1525. La cité de Venise, si fameuse à de multiples égards,
est encore plus célèbre grâce à l’officine des Aldes, à telle enseigne que
quels que soient les livres exportés de cette place, en direction des autres
nations, ils trouvent immédiatement des acheteurs plus nombreux sur la
recommandation de cette cité. Et pourtant ce nom est prostitué par des imprimeurs
crapuleux qui en abusent tant qu’il n’y a peut-être pas d’autre cité d’où nous
viennent des auteurs aussi imprudemment corrompus, et non pas des auteurs
quelconques, mais les premiers de tous, tels qu’Aristote, Cicéron ou
Quintilien, pour ne pas me plaindre des livres sacrés. Les lois veillent à ce
que nul ne couse des chaussures ou ne fabrique des écrins sans en avoir reçu la
licence de la guilde de ces métiers. Mais ces auteurs d’une telle stature, dont
même la religion tire profit des œuvres [comme Aristote notamment], sont mis entre les mains du public par des
individus qui ignorent les lettres au point d’être même incapables de lire,
dont la paresse est telle qu’il ne leur prend pas fantaisie de jeter un œil sur
ce qui a été imprimé, et dont l’esprit est si sordide qu’ils supporteraient
bien davantage de voir un bon livre rempli de six mille fautes que de dépenser
quelques pièces d’or pour payer un employé chargé de la correction des
épreuves. Et ceux qui font les plus magnifiques promesses sur les pages de
titre sont ceux qui commettent partout les plus impudentes dépravations. Si un
vêtement vous a été vendu pour une étoffe teinte de pourpre, et si dans la
teinture aucune addition de pourpre n’a été découverte, l’autorité des lois
impose une amende au marchand, en fait quiconque a commis une fraude dans des
marchandises de cette sorte est passible de graves sanctions. Et si un homme
impose à tant de milliers de lecteurs des œuvres de cette espèce, il sera libre
de jouir de ses profits, ou plutôt de sa filouterie ? Autrefois on
appliquait à la copie de manuscrits le même zèle scrupuleux que celui qu’on
applique aujourd’hui à la rédaction d’actes publics notariés et
assermentés : en vérité la pratique ancienne se justifiait encore davantage,
et la monstrueuse confusion actuelle dans les publications n’a pas eu d’autre
origine que l’habitude de confier le traitement d’une opération aussi sacrée à
des individus obscurs et à des moines inexpérimentés, bientôt même à des femmes
[mulierculis, « femmelettes »] employées sans discernement. Mais combien le mal est moins grave quand
il provient d’un scribe négligent ou inculte, si on le compare à celui que
provoque un imprimeur [évidemment, à cause de la différence de
diffusion des textes incriminés] ! Or
dans ce dernier cas les lois publiques sont en sommeil. On punit le marchand
qui vend un vêtement teint en Angleterre comme un vêtement teint à Venise, mais
on peut jouir du fruit de son audace, quand on vend de purs instruments de
supplice et de véritables tortures mentales en guise de bons auteurs. Vous me
direz que ce n’est pas la faute du vendeur s’il fournit à un acheteur un
ouvrage corrompu. Si, il devrait en être responsable, si la page de titre
promet une attention scrupuleuse, alors que le livre est rempli d’erreurs. Et
il y a des erreurs qui ne sont pas immédiatement décelables, même à des
érudits. Aujourd’hui la foule innombrable des imprimeurs jette partout la
confusion, et spécialement en Allemagne. Il n’est pas permis à tout le monde
d’être boulanger, mais l’imprimerie est un métier qui n’est interdit à
personne. Il y a des choses que l’on ne pourrait pas peindre ou dire en toute
sécurité, mais il est permis d’imprimer n’importe quoi. »
Le
discours d’Erasme est saisissant et tempère l’idéalisation que l’on peut se
faire de cette nouvelle corporation des imprimeurs. Nous ne sommes plus au
Moyen-âge et le nouveau monde, notre monde moderne, commence à s’imposer.
Mais
intéressons-nous maintenant à cet imprimeur de Bâle, Johann Froben qui incarne une
forme d’excellence dans ce nouveau métier.
Nous
citerons différents passages de l’ouvrage de K. Crousaz, Erasme et le pouvoir de l’imprimerie, Editions Antipodes, Lausanne,
2005. Ainsi à la page 24, on peut y lire ceci:
« En 1486, Froben est employé à Nuremberg dans
l’imprimerie du célèbre Antoine Koberger. Il obtient la citoyenneté bâloise en
1490 et est admis à la guilde du ‘Safran’ en 1492 ; signe du succès de son
entreprise, il deviendra membre en 1522 de celle du ‘Schlüssel’, plus
prestigieuse et réservée aux gros commerçants bâlois. »
Et
puis p. 42 : « Erasme a
conscience que sa présence dans l’atelier, en tant qu’auteur, est
nécessaire. » On voit Erasme écrire dans une lettre citée à cette même
page 42: « tu vois par là combien il
est peu sûr de se fier au travail des typographes. S’il ne t’est pas possible
d’être là, il faudrait charger de cette tâche quelqu’un qui pourrait et
voudrait consciencieusement remplir ton rôle. »
Et
p. 44 : « La beauté matérielle
d’un livre imprimé pourrait paraître négligeable, Erasme y attache cependant
une grande importance. C’est une des raisons pour lesquelles il apprécie
particulièrement le travail de Froben: cet imprimeur cherche toujours à
produire des ouvrages de haute qualité esthétique, que ce soit par la qualité
du papier, par la mise en page ou
par l’élégance des caractères. »
Les
deux passages que nous venons de souligner sont ceux qui permettent de
comprendre par où doivent s’exprimer les
qualités de l’imprimeur avec sa grande habileté manuelle et son sens de l’harmonie
par cette capacité à concilier les contraires : le tracé des caractères
ciselés, travail d’orfèvres, et l’architecture d’une bonne mise en page.
Cette
tâche est difficile, avec pour les compagnons et leurs apprentis une cadence
harassante. Citons ces passages, pp. 61 – 63:
«
[…] Les valeurs [du nombre
d’exemplaires] qui nous sont transmises par la correspondance concernent
surtout les éditions frobéniennes et ne sont jamais en dessous de 1500
exemplaires. Ce sont très souvent les mêmes chiffres qui reviennent pour les
tirages : 1500, 1800, 2600 et 3000 exemplaires. Cette régularité peut
s’expliquer si l’on sait que les ouvriers sont engagés pour un nombre précis
d’impressions qui correspond à une journée de travail. L’équipe d’une presse
imprime en un jour entre 1300 et 1500 feuilles recto-verso. Pouvaient-ils aller
jusqu’à 1800 impressions par jour, chiffre du tirage de l’Eloge de la Folie [Stultitiæ laus en latin et Μωρίας ἐγκώμιον (Morías
engkômion) en grec] ? En ce qui concerne les tirages de 2600 et
de 3000 exemplaires, on peut penser qu’ils correspondent à deux jours de
travail sur une feuille recto-verso. […] Les presses frobéniennes s’activent presque uniquement pour
Erasme. Nous savons qu’en 1517,
l’imprimeur bâlois possède quatre presses, et qu’à sa mort, en 1527, ce nombre
est passé à six au moins. C’est un nombre élevé pour l’époque […] Il faut songer qu’une presse occupe quatre
à cinq ouvriers en moyenne. A la fin des années 1520, l’atelier de Froben
compte donc, sans les correcteurs, entre vingt et trente-cinq ouvriers. »
On
est frappé par le niveau très élevé de ces tirages. Nous sommes résolument
entrés dans le règne de la quantité. L’imprimerie n’est qu’une technique et
cette nouvelle technique n’a pas d’autre but que la rentabilité. Dans un
premier temps, cette technique voulait copier les manuscrits pour les dupliquer
plus facilement. Cette nouvelle technique aura ainsi fait disparaître l’activité
des copistes notamment dans les monastères au sein du scriptorium. Les
enlumineurs verront également leur activité compromise. Et puis l’imprimerie
rentre dans sa nouvelle phase, reproduire à l’identique en limitant la
personnalisation quitte à tendre vers l’uniformisation. Des milliers
d’exemplaires tous identiques.
Nous
sommes loin de ces quantités modestes qui apparaissaient par le passé comme
proprement prodigieuses. Dans un curieux texte dont le titre peut se traduire
ainsi : contre un ignorant
bibliomane, attribué à Lucien de Samosate, on nous explique que Démosthène
aurait copié tous les ouvrages de Thucydide jusqu’à huit fois de sa belle
écriture (copies réalisées sur du papyrus avec cette technique propre à ce que
l’on nomme le volumen). Et que dire
des 50 exemplaires copiés sur parchemin de la Bible grecque à la demande de
l’empereur Constantin et commandés à Eusèbe de Césarée.
Citons
enfin cet extrait d’une lettre d’Erasme écrite et publié par lui-même avec cette annonce aux lecteurs. (Voir K.
Crousaz, Ibid., p. 66) :
« De jour en jour, ami lecteur, je vérifie
davantage le conseil d’Horace, qui nous recommande, si nous voulons que notre
livre nous survive et soit dans toutes les mains, de le retenir pendant neuf
ans. J’avoue qu’en ceci ma faute n’est pas légère, car presque tous mes
ouvrages ont été dépêchés plutôt que publiés, et souvent je n’ai pas retenu
même une heure ce que j’avais en mains, allant parfois jusqu’à faire passer aux
typographes des feuilles encore humides d’encre. »
Cette
nouvelle industrie annonce également cette autre caractéristique de notre monde
moderne : l’accélération du temps. Erasme se précipite pour polémiquer
plus efficacement. L’illusoire Renaissance voit ainsi l’émergence de la Réforme
que l’imprimerie aura nettement favorisée. Rabelais parle de
« l’impression » lorsqu’elle est « élégante et correcte »
comme d’ « inspiration divine » (Lettre de Gargantua à son fils
dans Pantagruel). Mais lorsqu’elle
est incorrecte, que faut-il en penser ?
On notera qu’Erasme qui a produit une
correspondance très importante, avec un contenu qu’il jugeait comme doctrinal,
a pris soin de la publier de son vivant. A contrario, on peut conclure
éventuellement qu’un auteur qui a produit de même une abondante correspondance
et qui n’a pas pris le soin de la publier de son vivant ne la jugeait pas d’une
valeur doctrinale significative…
Concernant
la marque de l’imprimeur Johann Froben dont le symbole a été dessiné par
Holbien (voir reproduction plus bas), nous citerons L. Charbonneau-Lassay, Bestiaire du Christ, chapitre cent
onzième, les deux serpents du caducée,
p. 801 (reprint Albin Michel, souligné par nous) :
« le
caducée fut aussi l’emblème de la Prospérité fille de la Paix. Dans cet emploi,
le caducée est d’ordinaire uni à la Corne d’abondance, car la Prospérité est
faite des fruits que nous donne la terre nourricière et des heureuses relations
commerciales entre les peuples, ce qu’indique le pétase ailé de mercure qui
surmonte la verge du Caducée (Fig. IX [non reproduite ici]), à moins qu’une colombe ne se tienne à sa
place « pour exprimer la probité dans les relations
commerciales » [Mgr Barbier de Montault, Traité d’iconographie chrétienne, T. I, p. 232]. Je rencontre cette particularité qui orne
la page de titre détachée d’un livre dans le haut de laquelle on lit :
Favii Iosephi, patria Hierosolymitate, religione Iudaei…, et sous la
marque : Basilae apud Io probenium, anno M. D. XIIII (Fig. X [non
reproduite ici]) »
Il
doit s’agir d’une édition d’une œuvre de Flavius Josèphe. On rectifiera
notamment la coquille « apud Io Frobenium ».

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